Cent ans de la vie d'une famille dans le petit village imaginaire de Macondo : tout y est en vrac, les révolutions sanglantes, les inventions, les recherches moyenâgeuses de l'or, la volonté de s'en sortir, le savoir, les voyages hors du pays, l'amour, la religion, les initiations sexuelles, l'adultère, les incestes, la maladie, la réclusion, l'âge et le vieillissement et, bien sûr, la mémoire et la famille comme tenant fixe malgré les vicissitudes des uns et des autres avec on ne sait quoi de fantastique et de baroque. Les personnages constatent aussi la perte, non de la superstition mais celle du merveilleux.
"Stupéfait, il demanda à Ursula si tout cela était vrai, et elle lui répondit qu'en effet, bien des années auparavant, les gitans étaient venus à Macondo avec ces lampes merveilleuses et ces tapis volants.
- Ce qu'il y a, soupira-t-elle, c'est que le monde va finissant peu à peu, et ces choses-là n'arrivent plus."
Ce roman est une forêt vierge aux mises en abymes diverses dans le temps et l'espace où les intempéries ont leur importance. C'est une violente critique du capitalisme et surtout du colonialisme par le biais des planteurs de bananiers qui contribuent peu à peu à la destruction de Macondo. On pense beaucoup à
Proust : une sensation implique une histoire, on plonge dans la grande histoire à partir d'un petit fait et le premier étant le souvenir du Colonel Aureliano Buendia au moment de son exécution, souvenir qui le fit découvrir la glace avec son père. On pense aussi parfois à
Zola et son déterminisme naturel Rougon et Macquart, ici les Emiliano et les José Arcadia, les premiers calmes et réfléchis, les autres impétueux et pressés d'agir. Et puis il y ces gitans qui viennent distiller leur diabolique savoir, cette étrange épidémie de peste de l'insomnie et le personnage de Melquiades, mélange de bohémien, de sage, de savant et d'alchimiste. L'univers du conte avec son merveilleux et son imaginaire des Mille et Une Nuits est prégnant dans tout l'ouvrage.
Il ne faut pas chercher à résumer tout ça car on s'y perd vite. Au fil des âges et des naissances, filles et garçons ont le même prénom, - on ne compte plus les José Arcadio, les Aureliano, les Amaranta et Remedios - comme une fatalité ou une finalité, comme un éternel recommencement, un temps cyclique illustrant par la fiction la métaphore nietzschéenne de "l'éternel retour".
"Je connais déjà tout ça par coeur, s'écriait Ursula. C'est comme si le temps tournait en rond et que nous étions revenus au tout début."
J'avoue avoir eu du mal à entrer dans ce monde pour le moins étrange il y a une trentaine d'années, peu habitué à cette littérature sud-américaine aux phénomènes peu communs de vieillards centenaires et faméliques, de fantômes surgissant pour aider les vivants. Longtemps j'ai préféré l'amour au temps du choléra du même auteur mais ces
cent ans de solitude se méritent car ils nous happent et nous tiennent bien jusqu'à la fin, bref, ils nous attachent au propre comme au figuré, comme le vieux près de son chataîgnier.