La mort s’est jouée de lui. Elle l’a pris de plein fouet. Pour sa première charge. C’était un homme et il méritait mieux que cela.
C'est sûr maintenant. L'affrontement est imminent. Combat à bout portant. Yeux dans les yeux, le poignard au poing. Il ne faut plus faiblir maintenant. Je pourrais m'ouvrir les veines et me laisser mourir doucement, avachi dans le fond de ma tranchée. Mais je n'ai jamais eu autant envie de vivre. Et s'il le faut, je le sais, je n'hésiterai pas à me servir du couteau pour percer le ventre d'un ennemi. Je n'hésiterai pas. Mais je les hais pour ce qu'ils me forcent à faire.
"Des ombres. Sales et courbées. Je les regarde et il me semble qu'ils suivent un corbillard. Le cortège fantôme avance péniblement. Ils marchent, lents et tristes, derrière le corbillard invisible de leurs compagnons morts. Il n'y a pas de salut militaire qui tienne. La seule chose qu'il faudrait faire, la seule chose qui aurait un sens, serait de se signer à leur passage." (p. 28)
Nous avions appris à décliner la peur sous toutes ses formes. Mais celle-ci nous était encore inconnue et je n'ai pas su m'en défendre. C'était la peur de l'attente.
Nous ne pouvons ni rapatrier les blessés ni enterrer nos morts. L'ordre était de tenir jusqu'à de nouvelles instructions. Il faut attendre. Les blessés essaient de se protéger contre la pluie. Ils se serrent et frémissent de tout leur corps. Et les morts, au fond des tranchées, se laissent submerger par la vase. Leurs cheveux baignent dans la boue. La pluie, petit à petit, les engloutit. Il faut attendre et s'habituer à la présence silencieuse de ces cadavres que la pluie ne fait pas cligner des yeux ni le froid grelotter. Ils nous tiennent compagnie. Ils nous tiennent.
Qui pourrait lui en vouloir d'avoir vacillé alors qu'aucun d'entre nous n'est sûr de tenir jusqu'au bout. On ne peut éprouver pour Barboni qu'une immense pitié car, de ce front, il ne reviendra pas. Aucune balle encore ne l'a transpercé dans sa chair, mais le front lui a brûlé le cerveau et il rit tristement sur sa vie.
Le cortège fantôme avance péniblement. Ils marchent, lents et tristes, derrière le corbillard invisible de leurs compagnons morts.
Et il y avait quelque chose d'inconvenant à voir que la mort lui avait refusé son masque paisible.
Une énorme gerbe de feu a éclaté dans le ciel. Chair brûlée et métal en fusion. Son corps a explosé, s'ouvrant à l'infini. Mille morceaux d'homme qui montent au ciel. J'ai vu Barboni et j'ai su qu'il était mort. Monté au ciel dans un grésillement suffocant et retombé à terre dans une pluie de viande.
Et je me demande bien quel visage a le monstre qui est là-haut, qui se fait appeler Dieu, et combien de doigts il a à chaque main pour pouvoir compter autant de morts.