Aiguillonne par ma lecture de Dibaxu, j'ai continue l'exploration de la galaxie Gelman.
Cette Carta a mi madre, lue en v.o., arbore deux dates d'ecriture, 1984 et 1987. Et c'est Gelman qui en a donne l'explication dans une interview: il etait a Geneve quand il recut simultanement trois lettres. Une de la belle-mere de son fils (assassine par la junte) qui raconte avoir visite sa mere et l'avoir trouvee active; une de sa soeur, lui annoncant la mort de sa mere; la troisieme, de la main de sa mere, qui revient sur d'anciens souvenirs. Gelman ecrit alors febrilement cette lettre-poeme et la range. Trois and plus tard il la retrouve par hasard et la reecrit.
Meme apres cette reecriture tardive, la lettre est enfievree. Toute en questions. Des questions qui donnent a sa prose une sorte de versification. Des interrogations qui articulent la tension du poete, qui martelent l'attention du lecteur. Des questions qui n'attendent pas de reponses, qui sont des questions-reponses, que le poete, les posant a sa mere, se pose en fait a lui-meme, maintenant une atmosphere de dialogue impossible (Te llevó el cáncer? / No mi última carta? C'est le cancer qui t'a rafle? Pas ma derniere lettre? Por eso me expulsaste de tu morir? / Como antes de vos? C'est pour ca que tu m'a expulse de ton mourir? Comme avant cela de toi?), dans l'affolement du doute, dans l'apprehension d'une quelconque reponse qui ne serait pas aussi question.
Ce n'est pas, comme celle de Kafka a son pere, une lettre desesperee. C'est plutot une elegie, partageant avec ce genre des traits comme la lamentation, l'eloge, ou meme la consolation finale. le poete y developpe la problematique intimite avec sa mere, la douloureuse symbiose avec la mere (Por eso escribo versos? / Para volver al vientre donde toda palabra va a nacer? C'est pour ca que j'ecris des vers? Pour retourner au ventre ou toute parole va naitre? Por eso escribo versos? / Te destruyo así pues? / Nunca me nacerás? C'est pour cela que j'ecris des vers? C'est ainsi que je te detruis? Jamais tu ne m'enfanteras?), mais il etend le champ de ses interpellations a sa vie et son devenir avec elle et sans elle, shootant a bout portant des questions a son identite juive (Tu padre? / Ese rabino o santo? / Que amabas? / Más que a mí? / Me perseguías porque no supe parecerme a él? / Y cómo iba a parecerme? / No me querías otro? / Lejos de ese dolor? Ton pere? Ce rabbin ou saint? Que tu aimais? Plus que moi? Tu me poursuivais parce que je ne sus pas lui ressembler? Et comment pouvais-je lui ressembler? Ne me voulais-tu pas autre? Loin de cette douleur?), au langage et a ses us (Las palabras son estas cenizas de adunarnos? Sont-ce les paroles ces cendres qui nous unissent?), aux langues dites maternelles qui nourrissent et affament, qui hebergent et exilent (Quién podrá desmadrar al desterrado? / Tiempo que no volvés / Mares que te arrancaste de la espalda. Qui pourra soustraire la mere a l'exile? Longtemps que tu ne reviens pas. Des mers que tu t'es arrache de l'epaule.)
Une lettre de dialogue avec la mere qu'il n'a pu rejoindre. Et en meme temps soliloque. Une lettre plus blessure que requisitoire. La blessure est personnelle. le requisitoire aussi, mais il surpasse l'intime, enjambant la recherche de redemption particuliere pour atteindre la redemption du poete, de tout poete qui lutte avec sa langue maternelle comme avec l'ange.
P.S. le livre est tres court, et mon billet long. C'est dire s'il m'a marque
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