Parler de littérature nécessite de s'éloigner du brouhaha ambiant (dans la République des Lettres comme ailleurs) et notamment de tous les livres «à message» avec argument de vente intégré. Et comme souvent avec Christian Bourgois, nous parlons de littérature.
Le vrai sujet d'
Une petite lumière dans le frigo apparaît progressivement d'entre les lignes, par les multiples incongruités langagières qu'on appelle poétique ou style.
Wilhelm Genazino place le lecteur dans la tête d'un jeune architecte établi dans une ville allemande (ancrages géographique et temporel peu marqués). Ce narrateur sans nom observe sa vie au travers les menus faits quotidiens qui colonisent son discours. Mais un léger décalage fait perdre de son évidence à la banalité de ces faits. Une légère distance poétique, ironique qui désigne précisément «l'abîme intérieur» empêchant ce narrateur d' «entrer dans un destin». Ainsi, les faits s'effondrent-ils un à un sous le poids des questions existentielles qu'il leur fait supporter. La réalité devient simultanément dérisoire et vertigineuse : l'achat d'un lit ou d'un costume, une conversation mondaine, un repas, un travail stable semblent insurmontables quoiqu'à portée de main.
Notre condition d'homme moderne est subtilement interrogée : l'homme possède un toit, un travail, de l'argent et même plusieurs femmes… «mais les gens autour de moi […] voulaient diminuer la distance entre eux et le monde ; ils voulaient s'identifier avec tout ce que l'époque et la mode avaient déposé autour d'eux.»
Cette étrangeté (qui rappelle celle de Meursault chez Camus «je ne faisais pas vraiment corps avec la vie réelle») bouscule bientôt son existence : après la mort d'un ami, il récupère presque malgré lui le travail, la voiture et la femme du défunt, et se trouve embringué dans une «vie d'occasion». Plus tard, une petite escroquerie (qui tient de l'acte gratuit) l'envoie en prison et lui fait perdre son emploi.
Le récit progressant, se précise le glissement qui pousse lecteur et narrateur vers la folie qui gagne page après page du terrain, énigmatique, instable et bientôt plus réelle que la «vraie vie» : celle des autres qui est risible.
En quelques 165 pages, dans un style intelligent et limpide,
Wilhelm Genazino trouble son lecteur et lui offre un rare plaisir de lecture.