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Critique de Charybde2


Un essai passionnant du grand romancier indien autour du point aveugle climatique dans la littérature contemporaine – qui en révèle au passage un deuxième, celui du refus de prendre en compte la science-fiction, dans ce domaine ou dans d'autres.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/12/note-de-lecture-le-grand-derangement-amitav-ghosh/

Né à Kolkata (Calcutta avant 2001) en 1956, Amitav Ghosh est avant tout connu comme l'un des plus grands romanciers indiens (d'expression anglaise) contemporains. Récompensés par un nombre impressionnant de prix littéraires indiens et internationaux, ses romans tels que « Les Feux du Bengale » (1986), « Lignes d'ombre » (1990), « le Pays des marées » (2004) ou « La Déesse et le marchand » (2020) font désormais sans aucun doute partie du patrimoine littéraire mondial de notre époque – apportant une touche indispensable de voix du Sud dans un monde littéraire anglo-saxon – et partant, monde humain dans son (presque) ensemble, tant la domination de la langue anglaise en la matière, poursuivie à travers les traductions, demeure évidente -, monde littéraire qui travaille à sa décolonisation mentale depuis de nombreuses années, mais qui a encore bien du chemin à faire dans ce sens.

Publié en 2016, traduit en français en 2021 par Morgane Iserte et Nicolas Haeringer chez Wildproject, « le grand dérangement » est un essai. C'est tout de même le sixième du -principalement – romancier indien, mais celui-ci porte sur un enjeu bien particulier, celui du réchauffement climatique en général, et plus spécifiquement sur la prise en compte de ce bouleversement en cours par la littérature de fiction. L'auteur lui-même considère son ouvrage comme (trop ?) tardif – et cet constat en forme de mea culpa illustre humblement et magnifiquement son propos : bien que nourri de données scientifiques alarmantes depuis longtemps, il lui aura fallu une prise de conscience émotionnelle et presque charnelle, sur ses terres ancestrales du Bengale, dans un delta du Gange en voie d'envahissement par la mer, pour réaliser intimement l'étendue du désastre et le point aveugle qui l'accompagne, point aveugle dont il était bien un représentant et complice jusque là.

Mettant en oeuvre une série de détours judicieux, en s'appuyant d'abord sur le séminal article « le climat de l'histoire » (2009) de Dipesh Chakrabarty, puis en entrechoquant par exemple Bankim Chandra Chatterjee et Gustave Flaubert, au XIXème siècle, pour montrer comment une littérature bourgeoise continuera de s'élaborer deux siècles durant en maximisant le probable et en repoussant l'improbable hors de vue (en intégrant ici joliment le travail de l'historien Ian Hacking), Amitav Ghosh fait oeuvre salutaire. Il nous rappelle et montre comment cette littérature bourgeoise mondiale, précisément, a construit comme mine de rien une patiente rhétorique du quotidien et a nourri les matrices culturelles de consommation qui l'accompagnent. Et il démontre assurément amplement comment l'étrangement inquiétant (Freud, 1919) a été repoussé en dehors du champ de la littérature reconnue, produite et célébrée – jusqu'à nos jours y compris.

Là où cet essai réellement précieux (et captivant dans sa manière d'articuler littérature, histoire et politique) n'est pas dépourvu d'ironie involontaire (c'est ce que développera Mark Bould dans son formidable « The Anthropocene Unconscious », convoquant Amitav Ghosh pour en pointer l'apport et les limites indéniables – on parlera prochainement de cet ouvrage sur ce même blog), c'est qu'il met en évidence un colossal point aveugle sans échapper lui-même à un deuxième impensé, dissimulé à l'intérieur du premier. En se conformant à un deuxième diktat de la norme bourgeoise, celui (analysé notamment, parmi d'autres, par le Michel Serres de « Jouvences sur Jules Verne » en 1974 ou le Francis Berthelot de « Bibliothèque de l'Entre-Mondes » en 2005) qui renvoie les « mauvais genres » en général et la science-fiction en particulier hors du champ de la littérature sérieuse, Amitav Ghosh ne parvient pas à enlever le deuxième bandeau placé sur ses propres yeux, recouvrant le premier qu'il avait pourtant ici si bien détecté et compris, et ne réalise pas que la littérature qu'il appelle de ses voeux, en multipliant les exemples de ce qu'elle pourrait traiter, existe déjà : c'est la science-fiction. Ou plutôt, car le romancier indien est à la fois d'une grande finesse et d'une réelle érudition, il constate que la science-fiction est sortie du champ autorisé, s'est retrouvée isolée à l'écart, quelque part au tournant de la première moitié du vingtième siècle.

C'est ainsi que la lectrice ou le lecteur, comme au théâtre de Guignol, souffrira en pensée aux côtés du grand romancier indien, en ayant envie, à chaque chapitre appelant à « d'autres récits de la crise climatique » (le sous-titre de l'essai), de lui crier : « Mais regarde, retourne-toi, ils sont là, ils sont là ! » – et constatera, légèrement effaré, à quel point les scripts ébauchés par Amitav Ghosh comme illustrations de ce qui serait nécessaire semblent être ceux de la « Trilogie climatique » ou du « Ministère du Futur » de Kim Stanley Robinson, du « Bleue comme une orange » de Norman Spinrad, de la trilogie des « Cités englouties » de Paolo Bacigalupi, du « Premier jour de paix » d'Elisa Beiram, du « Résolution » de Li-Cam, du « Susto » de luvan ou encore du « Choc terminal » de Neal Stephenson, pour n'en citer que quelques-uns parmi bien d'autres.

Ce qui nous permettra de conclure maintenant, mi-figue mi-raisin : « Cours, alerte romancier de (grande) littérature générale, le chemin de l'émancipation du carcan de cette norme mentale qui t'aveugle au second degré est encore devant toi ! »
Lien : https://charybde2.wordpress...
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