Je ne sais pas si c'est l'influence de l'automne, mais ces temps-ci, j'ai l'impression que mes lectures me font pas mal nager en sorcellerie, entre "Les Graciées", lu il y a peu et "Grimoire Noir" et "Un bûcher sous la Neige" qui m'attendent bien sagement. Cela dit, ce n'est pas pour me déplaire et c'est un thème qui m'attire, voire qui me fascine.
Salem n'était pour moi au départ que le nom du chat (noir, forcément!) de Sabrina, l'apprentie sorcière.
Ce fut ensuite le cadre d'un roman jeunesse que j'avais adoré mais dont j'ai oublié le titre (la honte!) qui racontait les puritains, les sorcières (et celui d'un épisode de "Charmed"!).
Enfin, il y a eu Miller et le film de Hytner (cet éblouissement!); un cours à la fac sur le puritanisme et la toute jeune Amérique, la traque d'ouvrages historiques sur ces sorcières de Salem dont les arts autant que le pop culture se sont emparés.
C'est que le sujet est glaçant, vertigineux, terrifiant.
Peut-être qu'il y a eu l'ergot de seigle, comme certains chercheurs l'ont avancé.
Peut-être bien qu'il y avait des adolescentes, des gamines qui voulaient juste s'amuser, danser et respirer un peu dans une communauté rigide, régit par la crainte de dieu et la peur.
Peut-être bien aussi qu'il y avait une cabale, une moitié de la ville contre l'autre, pour des terres, du blé, de l'argent.
Ce qu'on sait, c'est la solitude d'une petite colonie harcelée par des attaques perpétrées par les tribus indiennes alentours et qui n'avait plus assez d'hommes pour se défendre; ce sont la fatigue et la peur qui en ont découlé; ce sont les mauvaises récoltes qui se succédaient; c'est le puritanisme étouffant et fanatique, son hypocrisie, et l'autorité sinon la soif de pouvoir d'un prédicateur intégriste; c'est le poids de l'entre-soi, d'un microcosme où les rumeurs allaient bon train; c'est le poids du patriarcat qui pèse sur les femmes comme une chape de plomb. Et puis la haine. La folie.
Et puis les gibets.
A l'issue des procès de Salem, quatorze femmes et six hommes seront exécutés.
C'est cette histoire que raconte, à sa manière, Thomas Gilbert dans son roman graphique "
Les Filles de Salem".
1692, Abigail a tout juste quatorze ans et le regard des homme sur elle change. Son ami d'enfance, Peter, lui-même la courtise sans qu'elle ne s'en rende vraiment compte contrairement à sa belle-mère et aux femmes de la communauté. Abigail est une femme à présent et doit se comporter comme telle: c'en ai fini des promenades dans les bois ou au bord de l'eau, des jeux avec son amie Elizabeth. Voilée de noir et yeux baissés, la jeune fille n'a d'autre perspectives que d'attendre qu'on la marie et de tenir le foyer de son père. La jeune fille s'étiole, étouffe et désobéit, de moins en moins discrètement tandis qu'à Salem, la communauté est mise à mal par les attaques des indiens, les mauvaises récoltes et l'influence de plus en plus grande du révérend Parris. Inexorablement, les bruits courent, les rumeurs enflent, la haine fait son nid et montent les habitants les uns contre les autres, jusqu'à l'accusation. Certaines femmes du village s'adonneraient à la sorcellerie et danseraient, nues, dans les bois. Elles se donneraient à la Bête, aux Enfers et entraîneraient Salem avec elles. Pour sauver la communauté, une seule solution alors: purger la cité, traquer le mal et l'extraire.
Thomas Gilbert s'empare de cette histoire avec un sens brillant de la dramaturgie et de la mise en scène, son scénario est à la fois implacable et pétri de sensibilité et de révolte. Il parvient à faire monter la tension jusqu'à la rendre palpable et à retranscrire aussi bien le poids d'une atmosphère de plus en plus oppressante et délétère, empoisonnée, que la terreur qui résulte immanquablement de cette montée en puissance.
Les personnages sont très travaillés, approfondis, extrêmement bien campés.
Et que dire de ces graphismes riches et tourmentés, torturés même mais aussi étonnamment colorés qui servent cette histoire jusqu'à son final effroyable et qui lui offrent un écrin magnifique quoique parfois inquiétant.
On sort sonné de ce roman graphique, étourdi, stupéfait et comme roué de coups. Happé par le récit de la barbarie de certains hommes et surtout par la force et l'intensité de ce réquisitoire contre tous les fanatismes.