AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
4,08

sur 222 notes
5
19 avis
4
16 avis
3
4 avis
2
0 avis
1
0 avis
Passionnante découverte que cette histoire de l'alpinisme soviétique réalisée par Cédric Gras qui fut compagnon de Sylvain Tesson lors de sa fameuse Bérézina à moto !

Il lui a fallu des recherches longues et assidues pour mettre enfin en lumière toute une histoire et surtout deux frères, Vitali et Evgueni Abalakov, qui ont grandi à Krasnoïarsk, près du fleuve Ienisseï, en Sibérie. Ils étaient nés en 1906 et 1907 et leur passion pour l'escalade et la montagne à profondément marqué leur vie placée sous le sceau terrible du stalinisme.
Cédric Gras raconte tout cela avec précision, humour parfois, critique souvent. Comment ne pas être touché, ému par la destinée de deux hommes qui ont tenté de réaliser leurs rêves d'escalade avec des moyens très rudimentaires dans un contexte politique des plus horribles ?
Dans cet excellent livre, l'auteur déroule un panorama des plus complets de la conquête des sommets, en URSS. Si cet empire soviétique a éclaté, il ne faut pas oublier son importance tout au long du XXe siècle. Vitali et Evgueni sont adolescents quand on vient arrêter Ivan Abalakov, leur oncle paternel qui a recueilli ces deux orphelins. Les voilà déjà marqués par l'arbitraire. Leur père était un négociant prospère et leur oncle un bourgeois.
Vitali et Evgueni sont à Moscou en 1925. L'un étudie la mécanique et l'autre préfère les beaux-arts. Avec leurs études, ils développent leur passion pour la montagne dans le Caucase, cette chaîne qui s'étend sur 1 200 km entre la mer Noire et la mer Caspienne.
Vitali rencontre Valentina Tcheredova qui aime aussi l'escalade alors qu'Anna Kazkova se lie à Evgueni. C'est donc parti pour des expéditions toujours plus lointaines et toujours plus élevées. Les sommets du Pamir, énorme massif d'Asie centrale que se partagent aujourd'hui la Chine, le Tadjikistan et le Kirghizistan, attire encore plus car ses sommets dépassent les 7 000 mètres dont le pic Staline devenu pic du Communisme et appelé aujourd'hui pic Ismail Samani (7 495 m).
1933 voit la collectivisation des terres et d'horrible famines mais cela n'empêche pas Evgueni de se distinguer. Des deux frères, c'est nettement le plus brillant. Tous les deux, ils forment des militaires à la montagne mais, en 1934, le goulag se met en place.
Lorenz Saladin, un photographe suisse, se joint aux exploits des Abalakov. En 1936, ils arrivent au sommet du Khan Tengri (7 010 m) mais la descente est effroyable. Vitali doit être amputé de plusieurs phalanges et d'un tiers du pied gauche. Cela le poussera à inventer des appareils pour les sportifs handicapés et il pourra renouer avec la montagne, sa passion.
Hélas, l'URSS vit sous le joug de Staline et l'on arrête, torture, emprisonne, fusille des innocents par centaines. Les alpinistes, comme les poètes, ne sont pas épargnés. le 4 février 1938, Vitali est arrêté chez lui alors qu'il est avec Valentina et leur fils, Oleg. Comme tant d'autres, il vit un cauchemar abominable, un enfer dont il sort par miracle.
Puis, c'est la seconde guerre mondiale. Les rangs des alpinistes ayant été décimés par les arrestations, l'URSS ne possède pas de troupes de montagne. Si Vitali a été réformé pour invalidité, Evgueni est dans l'armée. Anna a accouché, en 1941, d'un fils, Alexei.
L'URSS compte vingt millions de morts à la fin de la guerre mais l'alpinisme reprend un peu. Alors que Valentina met au monde une fille, Galina, en 1946, la vie d'Evgueni bascule brutalement deux ans plus tard. Lui qui sculptait beaucoup laisse ses oeuvres mais son rêve était d'escalader l'Himalaya.
La troisième partie du livre est consacrée à Vitali qui étonne de plus en plus même s'il peine à être réhabilité. Il grimpe toujours et Cédric Gras raconte tout cela avec vivacité et précision. J'aurais voulu retenir tous ces noms qu'il sort de l'ombre, tous ces drames de la montagne, ces joies aussi lorsque le succès est au bout.
Avec la vie de ces alpinistes hors pair, j'ai bien compris toute l'évolution de ce sport développé dans le cadre soviétique malgré des moyens limités et un carcan idéologique très contraignant.

Alpinistes de Staline m'a été offert par Simon pour mon anniversaire et ce fut une lecture passionnante et fort instructive. Merci !


Lien : http://notre-jardin-des-livr..
Commenter  J’apprécie          1134
Le roman débute en 1920, en Sibérie, à Krasnoïarsk, près du fleuve Ienisseï, où la guerre civile vient de déferler.
Un soldat de la révolution tambourine à la porte d'une des maisons. Il est porteur d'un mandat d'arrêt concernant Ivan Abalakov. Ses deux neveux orphelins, Vitali et Evgueni, treize et quatorze ans se précipitent pour empêcher que leur oncle paternel qui les a recueillis, ne soit emmené. Mais le garde rouge a désormais tous les droits et il rafle également les neveux pour avoir entravé son action. Leur tante, en échange de vodka et zabouski épargnera les deux frères.
Après une enfance et une adolescence faite de varappe et d'escapades dans le cadre légendaire des Stolby (colonnes ou blocs) : "Les frères Abalakov ont grandi en embrassant la pierre, en défiant la pesanteur, en exécutant le poirier au bord du vide", ils montent à Moscou.
Dans Alpinistes de Staline, Cédric Gras nous conte la vie de ces deux frères Abalakov ces célèbres alpinistes russes nés à un an d'intervalle, pour les sortir de l'oubli. C'est aussi pour tenter de comprendre comment, alors qu'ils avaient déjà conquis le pic Staline et le Khan Tengri, qu'ils portaient le marxisme au plus haut des sommets, au prix de grandes souffrances et de mutilations, ils ont pu, Vitali en étant arrêté et Evgueni en mourant de façon mystérieuse, être victimes de la Terreur stalinienne.
Ce livre tente également de rappeler à notre mémoire tous leurs camarades déportés au goulag ou exécutés, toutes ces existences fauchées par ces grandes purges, où la police politique arrête à tour de bras, inventant des chefs d'accusation fantaisistes et extorquant des aveux par les pires méthodes, par exemple, avoir grimpé avec des étrangers était tout simplement qualifié d'espionnage. .
Je suis loin d'être une passionnée d'alpinisme et pourtant j'ai été emportée et subjuguée par les descriptions de ces lieux immenses et encore sauvages, la blancheur immaculée de ces neiges éternelles et la solennité de ces hauts sommets, la simplicité et la sobriété de vie de ces hommes, si près de la nature, dont les sens sont en perpétuel éveil pour faire face aux brusques changements de temps et aux températures extrêmes.
Cependant, si j'ai particulièrement apprécié ce roman, c'est avant tout parce que l'histoire de l'alpinisme se mêle à l'histoire tout court, avec cette période de répressions politiques tellement effarante qui a utilisé alors à grande échelle l'emprisonnement, la déportation et la peine de mort pour éliminer ses opposants politiques réels ou supposés. L'auteur s'interroge d'ailleurs très justement : « À bien y réfléchir, et même si l'on comprend la logique avec peine, il n'y avait aucune raison pour que les alpinistes échappent à cette répréssion généralisée, à cette automutilation d'une URSS qui élimine ses meilleurs éléments en leur reprochant de vouloir lui nuire. Que serait-elle devenue si on les avait laissés véritablement bâtir le socialisme ? »

Cédric Gras, russophone, est écrivain-voyageur. C'est après des voyages en Asie centrale, après avoir écouté des descendants de certains personnages, observé quelques photographies et obtenu l'autorisation de consulter les archives du KGB et pris connaissance des trois cent cinquante pages d'instruction, qu'il a pu reconstituer le destin exceptionnel de ces deux frères durant cette période que l'on connaît encore si mal. Il écrit d'ailleurs : "Je n'ai plongé dans l'épopée des Abalakov que parce qu'elle dépasse largement leurs exploits."
C'est une enquête très fournie et terriblement instructive que nous livre l'auteur, une confrontation de l'homme avec L Histoire, un livre contre l'oubli, des frères Abalakov, certes, mais aussi de ces innombrables morts, victimes des purges staliniennes…

Lien : http://notre-jardin-des-livr..
Commenter  J’apprécie          10610
Passionnant !
Voici un livre très bien écrit et extrêmement documenté, qui mêle habilement histoire de l'alpinisme et Histoire tout court.
Russophone, Cédric Gras a effectué un travail de recherche conséquent dans de nombreuses archives, dont certaines n'avaient jamais été ouvertes ; ce qu'il a trouvé lui a permis de construire un récit prenant de bout en bout.
Quand des éléments lui manquent, il comble les vides en imaginant un scénario probable, mais il en avertit toujours le lecteur, ce qui donne une grande crédibilité à son ouvrage.

"Les Abalakov sont des héros positifs comme l'Union soviétique en eut trop peu. À eux deux, ils furent de presque tous les coups, de toutes les premières. Ils racontent l'URSS, par le prisme des neiges" nous dit l'auteur qui a choisi les emblématiques frères Vitali et Evgueni pour nous présenter une tranche de l'histoire de l'alpinisme soviétique et à travers elle, celle d'un régime terrible qui broyait les hommes sans état d'âme.

Sport et politique, un grand classique !
Les dictatures ont bien souvent exploité les sportifs, manipulés comme des pantins et exhibés pour la gloire des dirigeants.
Chacun sait comment Nadia Comanecci a été utilisée par Ceaucescu ; Cédric Gras nous montre qu'il en fut de même pour les frères Abalakov et bien d'autres alpinistes avec eux.
Conquêtes de sommets d'un côté, purges staliniennes de l'autre.
Si l'ascension d'un sommet encore invaincu est une affaire de prestige national, ne croyez pas pour autant que la valeureuse cordée victorieuse soit justement récompensée. de vaillants grimpeurs, courageux jusqu'au sacrifice d'eux-mêmes (certains y laissent leur vie, d'autres des doigts gelés qu'il faut amputer) sont parfois ignorés, voire dénigrés, ou même pourchassés et maltraités dans les tristement célèbres goulags dans lesquels certains disparaissent pour toujours. On n'entend plus jamais parler d'eux : c'est fini, ils n'existent plus.
Dans ce régime monstrueux l'arbitraire règne, la vie humaine n'a pas de valeur, et "tous les chemins mènent au goulag, même celui des cimes". Des alpinistes ayant accompli des exploits sont torturés dans la tristement célèbre Loubianka, certains sont directement passés par les armes, et tout cela parfois sans que l'on sache pourquoi. "Le NKVD déniche des complots partout, chez les marins, les mineurs, les académiciens, les météorologues, les athlètes, que sais-je."

Certaines pages font froid dans le dos, et pas seulement parce que nous sommes en très haute altitude !

Fort heureusement l'auteur prend parfois un recul salutaire, et ne manque pas d'humour pour raconter certaines scènes, comme lorsque de malheureuses cordées sont obligées de transporter des bustes de Lénine qu'elles ont l'obligation de déposer au sommet, prestige soviétique oblige.
Quand on pense au soin que les alpinistes mettent à la préparation de leur matériel, pesant chaque pièce de leur équipement et s'efforçant d'en minimiser le poids afin de prendre le moins de risque possible, ce genre de situation est d'un ridicule absolu.
Un ridicule qui tue parfois. Mais les dirigeants ne s'embarrassent pas de scrupules inutiles : quelques morts de plus ou de moins... et alors ?
Cédric Gras en savait certainement déjà beaucoup sur l'URSS, mais ce qu'il a découvert lors de ses recherches l'a abasourdi. Il nous le résume en quelques mots glaçants :
"J'ai découvert les noms des plus grands alpinistes de l'époque là où je n'aurais jamais imaginé les lire. Parce que ce qui fit le plus de ravages dans leurs rangs, ce ne furent ni les oedèmes en haute altitude, ni les chutes de séracs ou la foudre sur des arêtes effilées de rochers. Non, ce fut une calamité qui n'avait, croyait-on, rien à voir avec la montagne : les purges staliniennes."
Quelle tristesse !
Quelle horreur !
Un régime qui élimine ses propres citoyens, allant jusqu'à supprimer les plus valeureux d'entre eux.
Une monstruosité qu'il ne faut jamais oublier.
Jamais !

Férus ou non d'alpinisme, si vous aimez L Histoire, je ne peux que vous conseiller cette lecture édifiante et marquante.
Je n'ai qu'un regret : que l'ouvrage ne comporte aucune photo, à part celle de la couverture. Cédric Gras évoque pourtant à plusieurs reprises les clichés qu'il a trouvés lors de ses recherches. J'aurais vraiment aimé en voir quelques-uns.

"De grandes choses s'accomplissent quand les hommes et la montagne se rencontrent" a écrit William Blake. Quand la rencontre se passait en URSS, ces grandes choses ont souvent viré au cauchemar.
Commenter  J’apprécie          4812
Fabuleuse épopée que celle d'Evgueni et Vitali Abalakov, deux frères qui ont inscrit leur nom aux sommets de l'alpinisme soviétique, à travers ce XXème siècle stalinien, de souffrances pour tout un peuple, de persécutions, tortures, guerre mondiale et son cortège de destructions humaines.

Cédric Gras a procédé à une enquête fouillée sur la vie de ces deux héros et il la restitue avec finesse, retenue, lyrisme, laissant quelquefois aller son imagination, tout en restant au plus près de la vérité.

Evgueni a échappé au goulag et aux persécutions, mais pas à une mort prématurée, non pas dans la gloire d'une chute d'une paroi, mais asphyxié par le gaz dans une salle de bains d'un appartement communautaire. Accident ou assassinat? le mystère demeure.

Vitali, lui, a connu la torture, le goulag, après avoir perdu maintes phalanges vers les 7000 mètres et un bon tiers de pied. Il a pu surmonter toutes ces épreuves et connaître à nouveau l'ivresse de la vraie liberté sur les cimes, hélas sans son frère.

Le machiavélisme stalinien et l'endoctrinement des masses est parfaitement restitué par Cédric Gras qui sait plonger ses lecteurs dans l'atmosphère de ces années de plomb, d'incertitude du lendemain, d'espérance toujours pour les deux frères.

Le titre correspond tout à fait à cette appartenance des alpinistes au dictateur, ils grimpent, pour eux-mêmes probablement dans leur for intérieur, mais avant tout pour le régime qui a besoin de gloire face à l'Occident. Un régime qui ne pardonne rien, même quand il n'y a rien à pardonner puisqu'il n'y a pas de faute commise, un régime qui détruit sournoisement tout ce qu'il imagine pouvoir lui nuire, héros alpinistes, simples bergers qui se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment.

Evgueni était également dessinateur et sculpteur, ses oeuvres ont quasiment disparu dans la tourmente et, surtout, selon Cédric Gras, il aurait été capable, avec son frère de conquérir l'Everest les premiers.

L'auteur déroule l'histoire au fil de celle des deux frères, révolution, stalinisme, guerre, détente, fin de l'union soviétique. Il inscrit superbement ces deux destinées dans la "roue rouge" de l'histoire et livre à ses lecteurs un magnifique document sur ces deux héros sibériens.

Commenter  J’apprécie          383
Certains vont me trouver monomaniaque mais je ne peux m'empêcher de pointer les modes littéraires, et celle de l'auto-fiction systématique me fatigue. Mais je ne peux au contraire que la saluer quand l'auto-fiction... s'applique à la non-fiction. Merci à NetGalley et aux éditions Stock de me permettre de gravir les sommets russes.

Il y a bien des qualités dans ce récit des aventures de deux alpinistes, stars soviétiques et inconnus par chez nous. Je voulais commencer par cette volonté de nous expliquer tout au long du récit comment s'est construit la recherche. Cette manière par l'auteur de se placer au centre de son livre reste tout de même discrète et n'éclipse pas les héros. Et là où cette technique finit pour moi par appauvrir le romanesque, elle ne peut en revanche, quand elle reste maîtrisée, que par enrichir les essais. En effet, quand on lit un ouvrage qui se veut décrire la réalité, il est forcément intéressant de bien comprendre d'où parle l'auteur, ce qui l'anime, ses enthousiasmes et aussi ses aigreurs. La reconnaissance d'une certaine impossibilité de l'objectivité qui ne fait qu'enrichir le propos.

Et des richesses ce livre n'en manque pas. L'auteur est à la base géographe et cela donne un regard très intéressant sur l'histoire. Ces deux grandes matières sont systématiquement associées dans nos études et c'est évidemment parce qu'elles se complètent idéalement dans la compréhension de notre monde. Mais les regards sont différents entre le géographe et l'historien. Cédric Gras s'intéresse davantage aux lieux et aux hommes qu'aux dates et cela donne une couleur particulièrement agréable à son récit. Son amour des montagnes et sa passion pour la Russie et ses territoires immenses nourrit son écriture et il parvient à transmettre ses enthousiasmes. Sa plume est d'ailleurs à la fois poétique et claire, il s'amuse avec nous des lourdeurs obligatoires des listes de noms de sommet ou des noms russes compliqués des compagnons de ses deux héros.

Les deux héros justement, une autre force de ce livre. Deux frères au destin à la fois parallèle et divergent, en qui l'histoire soviétique s'inscrit tellement complètement qu'on finirait par croire que Cédric Gras nous les a inventés pour servir un récit soit disant réel. Mais il ne s'agit pourtant pas ici d'un roman mais d'hommes ayant connu tout ce que le rêve communisme pouvait apporter d'aventure mais aussi de souffrances. L'auteur nous fait cheminer à leur côté, glisser, manquer de tomber dans les crevasses. Il ménage certains suspenses et rend hommage à ces héros, oubliés de l'Histoire mais pas des géographes.
Commenter  J’apprécie          360
Du sport soviétique, on ne connait généralement que le ping-pong, quelques vagues histoires de dopage un peu trop poussé se terminant par des nageurs d'élites se transformant en poissons et les visages pétrifiées d'adolescentes formatées pour la gymnastique. de l'alpinisme russe j'ignorais tout - leurs grimpeurs n'ont pas laissé leurs noms aux crêtes des montagnes comme Terray, Lachenal, Whymper, Hillary et les autres. La rencontre entre les deux parait donc particulièrement improbable. Difficile d'imaginer un sport moins communiste que l'alpinisme, à part peut-être le golf ! Quoi de moins prolétarien et de plus bourgeois que ce désir d'escalader des cimes pour le plaisir ?

Nous faisons donc la connaissance des frères Abalakov, Vitali et Evgueni, deux des plus grands alpinistes des débuts de l'URSS. D'origines modestes mais aisées, ils font leur apprentissage sur la version locale des blocs de pierre de la forêt de Fontainebleau. Ils partent ensuite pour Moscou, l'un pour devenir ouvrier, l'autre sculpteur. Ils réussissent à se joindre aux premières expéditions dans le Caucase, puis dans l'Himalaya, officiellement dans un but d'exploration et de prospection. Les alpinistes sont rares à l'époque en URSS, la plupart sont des communistes étrangers émigrés. Parmi eux un Suisse au destin exceptionnel : Lorenz Saladin… Mais ce sera pour une autre critique.

La difficulté d'accéder aux sites (plusieurs jours de voyages en train), l'amateurisme total de ces premières expéditions et le matériel inexistant (quelques cordes de chanvre, des manteaux de ville à 5000 m d'altitude…) rendent leurs exploits encore plus hallucinants. Mais cela se paye : lors d'une ascension au Khan Tengri, à la frontière entre Kazakhstan et Kirghizstan, les choses tournent mal. Lorenz Saladin meurt. Vitali, l'ainé, perd plusieurs doigts et une partie du pied droit, gelé. Pour lui la haute montagne c'est fini. C'est son frère Evgueni qui prendra le relais et accomplira de nombreuses ‘premières'. Mais quand il mourra bêtement intoxiqué par du monoxyde de carbone (qualité soviétique…) Vitali prendra sa revanche, s'imposera dans le domaine de la technique et de l'équipement, et deviendra directeur d'une importante école d'alpinisme.

Au-delà du sujet lui-même, c'est la plongée dans la vie quotidienne de l'URSS qui est saisissante. le livre s'attache beaucoup à la période 1920 – 1930, la plus dure, et on réalise à quelle point l'existence était précaire et les conditions de vie spartiates. Mais bien vite les purges staliniennes chassent ces préoccupations, rester prosaïquement en vie devenant le souci général. Suspect, le milieu de l'alpinisme est décimé ; Vitali lui-même est arrêté. Emprisonné, torturé, par chance il n'est pas fusillé ni déporté au Goulag. Quelques mois plus tard, Staline stoppe les purges et fait exécuter leurs organisateurs. Une petite partie des condamnés est libéré, et par pure miracle Vitali en fait partie.

L'oeuvre ne se veut pas un véritable ouvrage d'historien. de fait le matériel est trop rare, trop lacunaire. C'est plutôt le récit d'une enquête, une sorte de compte-rendu de ce que l'auteur a pu recueillir des rares témoins existants, démêler des dossiers du NKVD et retrouver dans les documents d'époques. Il lui arrive assez souvent de prendre la parole, de raconter ses périgrinations et d'émettre des jugements ou des supputations. Tout cela est parfaitement assumé, et l'auteur est parfaitement clair sur sa démarche. Il ne prétend pas avoir rassemblé la vérité, tout au plus avoir réussi à extraire de l'ombre, à grande difficulté, une fratrie qui y semblait condamnée.
Commenter  J’apprécie          311
Quel voyage nous offre Cédric Gras !
Cette fois, il ne s'agit pas du récit d'un de ses nombreux voyages dans l'immensité de la fédération de Russie, mais du récit de la vie de deux frères, Evgueni et Vitali Abalakov.
Nés en Sibérie, les deux frères seront parmi les premiers à conquérir les sommets du Pamir et du Tian-Shan, sommets de l'union soviétique dont les noms nous sont quasiment inconnus.
Avec des moyens dérisoires vus d'aujourd'hui, ils ont conquis des sommets de plus de 7000 mètres, au péril de leur vie et au prix de graves séquelles physiques.
Ces conquérants des cimes soviétiques, qui exploraient le seuil du ciel alors que les cosmonautes visitaient le seuil de l'Univers ont connu les débuts du communisme, baptisant les sommets du nom de Lénine, de Staline ou du XXème congrès du parti, allant jusqu'à déposer au sommet le buste de celui qui allait faire déferler la terreur sur toute l'étendue des républiques soviétiques.
Cette terreur n'a malheureusement pas épargné ces vaillants alpinistes accusés, comme beaucoup d'autres, de manière totalement arbitraire.
Mais, jusqu'au bout, et bien qu'isolés du reste du monde, ils ont persévéré et ouvert la voie des sommets à de nombreux grimpeurs, la plupart du temps à l'insu de l'occident.
Au-delà des exploits hors-normes de ces pionniers, on traverse avec l'auteur une époque qui s'étend d'octobre rouge jusqu'aux chaotiques années 90 qui furent pour le bloc de l'est une période de transition particulièrement difficile.
Cédric Gras nous livre ici le fruit d'un travail aussi immense que méticuleux fait de recherche documentaire, de rares témoignages et de courses sur les lieux mêmes où les frères Abalakov ont réalisé leurs exploits.
Couronné par le prix Albert Londres 2020, ce livre au rythme haletant emporte le lecteur dans des contrées inconnues de nous et nous rappelle à quel point L Histoire a pu être cruelle pour les peuples de l'ex-URSS.
Un magnifique ouvrage.
Commenter  J’apprécie          273
Préparez crampons, piolets et buste de Lénine en sac à dos Abalakov car l'aventure montagnarde que Cédric Gras nous offre est en tout point remarquable par son originalité, respectable par le dépassement de soi, passionnante par le contexte idéologique associé.

Les frères Abalakov, pionniers de l'alpinisme soviétique dans les années 30, purs produits (bien obligés!) du communisme triomphant sont les héros de la nation bolchevique par leur conquête des cimes, à la gloire de l'URSS et de Staline. Dans leurs pas se racontent les derniers défis de découvertes des sommets du globe, avec une communauté d'alpinistes dans leurs exploits et leurs drames, jusqu'aux plus ubuesques : les purges staliniennes et la grande guerre patriotique.

Cédric Gras, compagnon de route de Sylvain Tesson (dans leur génial et improbable trip en side-car, raconté dans Bérézina) est un conteur qu'on découvre passionné par les recherches effectuées sur ce duo d'alpinistes dans le sinistre décor du communisme soviétique. Sans romancer et s'en tenant aux faits, il rend justice à deux légendes méconnues à l'Ouest, nous entraînant dans des expéditions aussi fascinantes que périlleuses.

Jamais fait de varappe, mais je suis restée accrochée par l'aventure humaine, frustrée de l'absence de photographies dans un récit-document passionnant qui mentionne régulièrement des clichés existants, de personnes ou d'exploits. Mais très amusée par l'insolite toponymie des sommets conquis!

L'histoire de l'alpinisme mêlée à la grande Histoire ! Je conseille!

Commenter  J’apprécie          243
Un récit absolument épatant de Cédric Gras, camarade de bordée de Sylvain Tesson, que l'on savoure sans être pour autant un aficionado de l'alpinisme. On y apprend que l'idéologie soviétique s'est aussi emparée de cette discipline (les noms de baptême des sommets conquis en témoignent), et l'on découvre surtout la destinée contrastée de deux frères méconnus en Occident. Bref, on ne s'ennuie pas une seconde. Je recommande !
Commenter  J’apprécie          220
A travers le destin des frères Vitali et Evgueni Abalakov, véritables pionniers dans les années 30 de l'alpinisme en URSS, Cédric Gras retrace à l'aide de sources russes de première main l'histoire des expéditions soviétiques sur les sommets du Pamir et du Tian Shan. Les points culminants ont pour noms Lénine, Staline, et quelques autres dignitaires du Parti. Pendant un demi-siècle, les alpinistes soviétiques n'ont aucun contact avec leurs homologues étrangers et développent des techniques qui leur sont propres. Ils préfèrent ainsi pour leurs camps d'altitude tailler dans la glace des sortes d'igloos plutôt que de planter des tentes. Ils se vantent de ne pas recourir comme les Occidentaux à des sherpas pour porter leur matériel mais lorgnent avec envie du côté de l'Himalaya une fois tous leurs "7 000" gravis.
L'annulation de l'expédition sino-soviétique à cause des troubles au Tibet au début des années 60 empêchera la génération des Abalakov de gravir le plus haut sommet du monde.
Les frères Abalakov sont coupés dans leur élan par la Grande Terreur stalinienne puis la Grande Guerre patriotique. L'aîné subit le même sort de millions de Soviétiques. Accusé de visées contre-révolutionnaires, il subit torture et interrogatoires. le livre de Cédric Gras emboite ici le pas à tous les livres qui traitent de l'URSS à l'époque de Staline : comme les compositeurs, les écrivains, les ouvriers, les météorologues, les généraux, les médecins, les ingénieurs, Vitali essuie une parodie de procès qui lui vaut deux ans de prison avant d'être miraculeusement sauvé. Dommage que le récit de Cédric Gras martèle ici tous les lieux communs que l'on connaît sur cette période, depuis l'attentat de KIrov jusqu'à la détente relative des années Khrouchtchev. C'est ce que l'on peut reprocher à ce livre : ne disposant pas d'un matériau suffisamment riche au sujet des frères Abalakov, l'auteur est obligé de noyer sa documentation dans l'histoire plus générale de l'URSS et ses personnages manquent un peu de chair.
le meilleur passage est selon moi l'ascension du Khan Tengri, réputé sommet le plus difficile d'URSS, au climat particulièrement rude et massif accessible à l'époque seulement au terme d'une longue traversée juché sur des chameaux de Bactriane. La descente tragique du sommet m'a fait songer à celle de Herzog et Lachenal, revenus en 1950 de l'Annapurna.
Commenter  J’apprécie          160




Lecteurs (457) Voir plus



Quiz Voir plus

Cédric Gras

De quelle nationalité est-il ?

Français
Allemand
Italien
Anglais

6 questions
13 lecteurs ont répondu
Thème : Cédric GrasCréer un quiz sur ce livre

{* *} .._..