Citations sur Tout passe (58)
Et pourtant, au milieu des tourments et des affres, dans la vase et la boue de la vie concentrationnaire, la liberté était la lumière et la force des âmes captives. La liberté était immortelle.
Autrefois, je pensais que la liberté, c’était la liberté de la parole, la liberté de la presse, la liberté de conscience. Mais la liberté s’étend à toute la vie de tous les hommes. La liberté, c’est le droit de semer ce que l’on veut, de faire des chaussures et des manteaux, c’est le droit pour celui qui a semé de faire du pain, de le vendre ou de ne pas le vendre, s’il le veut. C’est le droit pour le serrurier, le fondeur d’acier, l’artiste de vivre et de travailler comme ils l’entendent et non comme on le leur ordonne. Mais ici il n’y a pas de liberté ni pour celui qui écrit des livres ni pour celui qui sème le blé ni pour celui qui fait des bottes.
Qui juger ? La nature de l’homme ! C’est elle qui engendre ces monceaux de lâchetés, de mensonges, de pusillanimités, de faiblesses. Mais c’est elle aussi qui engendre le beau, le bien, le pur.
Un sentiment étrange et troublant s’affirmait en lui : le fait de ne plus penser, d’obéir, loin d’être une faiblesse, lui donnait au contraire une force redoutable.
Oui, il avait passé sa vie à s’incliner, à obéir, à avoir peur, peur de la faim, peur de la torture, peur du bagne sibérien. Mais il avait éprouvé aussi une crainte particulièrement basse : celle de n’avoir plus que des œufs de saumon à la place de caviar.
Où est-il le temps de l’âme russe libre ? Quand viendra-t-il ?
Peut-être ce temps-là ne viendra-t-il jamais.
(p. 238)
La Russie avait vu beaucoup de choses en mille ans d’histoire. Depuis le début de la période soviétique, le pays avait connu de grandes victoires militaires, avait vu apparaître d’immenses chantiers, des villes nouvelles, des barrages arrêtant le cours du Dniepr et de la Volga, un canal unissant des mers, des tracteurs, des gratte-ciel... La seule chose que la Russie n’ait pas connue en mille ans, c’est la liberté.
Quand vint le siècle brillant de Catherine, siècle de la floraison des arts et de la civilisation russes, le servage fut porté à son comble.
Ainsi est-ce par une chaîne millénaire que le progrès et l’esclavage ont été liés l’un à l’autre. Chaque élan vers la lumière approfondissait le trou noir du servage.
(p. 233)
L’histoire de l’humanité est l’histoire de sa liberté. L’accroissement de la puissance humaine s’exprime avant tout par l’accroissement de la liberté. La liberté n’est pas une nécessité dont on a pris conscience, comme le croyait Engels. La liberté est le contraire de la nécessité. La liberté, c’est la nécessité surmontée, vaincue. Le progrès, c’est essentiellement le progrès de la liberté humaine.
(p. 231)
Vassili Timoféivitch mourut le premier, devançant de deux jours le petit Gricha. Il donnait presque toutes les miettes de nourriture à sa femme et à son enfant et c'est pour cela qu'il mourut avant eux. Sans doute n'y eut-il pas en ce monde d'abnégation plus grande que celle dont il fit preuve ni de désespoir plus profond que celui qu'il éprouva lorsqu'il vit sa femme défigurée par l’œdème de la mort et son fils agonisant.
Jusqu'à sa dernière heure, il ne récrimina pas, il ne se mit pas en colère contre la grande œuvre, l’œuvre insensée qu'accomplissaient l’État et Staline. Il ne posa même pas la question : pourquoi, au nom de quoi, dans quel dessein sa femme et lui, qui étaient des êtres doux, humbles et laborieux, pourquoi leur tendre petit garçon d'un an avaient-ils été voués au supplice de la faim