En retrouvant la famille Chapochnikov, j'ai eu le sentiment de pousser la porte d'une maison familière. C'est l'anniversaire d'Alexandra Vladimirovna, le thé, la chaleur du repas partagé, tous sont réunis là, trois générations jusqu'aux petits fils à la vieille de partir au front. Je me suis sentie chez moi, par la force des mots de Grossman, tellement proches de la réalité humaine de ces
années de guerre dans lesquelles il fut lui même plongé comme correspondant . Ma première lecture du livre remonte aux années 90 et depuis, «
Pour une juste cause » est resté dans l'ombre de «
Vie et destin » que j'ai relu trois fois et qui est devenu mon livre de référence. Je m'aperçois à cette relecture de «
Pour une juste cause » que cette négligence n'est pas justifiée, au contraire.Ce roman se lit comme une genèse du suivant et il est passionnant de suivre l'écrivain dans la construction de son épopée, de réfléchir avec lui au profil de ses personnages, qui change entre les deux volumes, de guetter à travers les lignes ce qui fera la force du livre suivant avec cette lucidité exceptionnelle qui lui fera décrypter le stalinisme à l'échelle humaine de chacun de ses personnages.
Oui, les deux livres sont différents. Grossman écrit «
Pour une juste cause » sous le feu des combats, à partir de 1943, il a en tête la fresque historique qu'il veut construire, «
Vie et destin est déjà en gestation à travers les premiers chapitres publiés, tout entiers dominés par la bataille de Stalingrad. La lecture du livre fait ressentir à quel point Grossman est alors entièrement habité par l'invasion du pays par les armées allemandes et par les déconvenues militaires de l'armée rouge en 1941. Il revient longuement sur la stupeur du pays alors, et s'attache ensuite à montrer comment il relève la tête et organise les conditions de la résistance, par les armes ,mais aussi par un effort énorme de production, les industries étant transportée à l'est. Grossman prend soin de montrer que la victoire se joue également loin des champs de bataille. La première partie du livre les présente, dans le recul inexorable de l'armée rouge jusqu'au Don, que les armées ennemies finissent par franchir,
la route est ouverte pour Stalingrad. La deuxième partie du livre est centrée sur la bataille de Stalingrad, de l'assaut des bombardiers contre la ville le 23 aout 42 à 16h aux premiers combats acharnés dans les rues et les bâtiments de la ville en septembre. Les chapitres consacrés aux combats pour le contrôle de la gare, sont emblématiques de ce que sera la suite de la bataille, les soldats russes se battent jusqu'au dernier sans rien céder des positions occupées. Grossman prend soin de montrer la volonté de chacun de s'engager ainsi, sans que l'ordre de Staline de ne plus reculer ne soit rappelé pour l'occasion.
Dans les usines ou sur les champs de bataille, c'est bien le peuple russe qui paie le prix de la guerre.
Peuple magnifique, dans sa simplicité et son désir de vivre, magnifique dans cet élan vital qui le pousse à résister coûte que coûte. Grossman est un peintre de l'humain, si près de tout ce qui fait agir et penser ces hommes et ces femmes, que son popos a la force de l'universel et prend une actualité féroce en ces temps de guerre de la Russie contre l'Ukraine. La résistance des Ukrainiens est toute entière dans les pages de Grossman.Il est un écrivain messianique, dont la lucidité politique et idéologique s'est forgée progressivement, jusqu'à la pleine maturité de sa pensée, telle qu'elle s'exprime dans «
Vie et destin » et ensuite dans «
Tout passe ». Il est interessant d'en apercevoir les prémices dans «
Pour une juste cause ». Ses personnages plongés dans la guerre révèlent leur nature profonde. La confrontation entre le bien et le mal, qu'il développera dans «
Vie et destin » est déjà là, dans ce premier opus. Elle s'exprime à travers les figures évoquées. L'héroïsme y occupe une place importante ,les petites mesquineries, lâchetés au quotidien, sont présentes aussi, malgré la relecture de la censure qui a tenté de les gommer. Grossman condamne le conformisme des idées reçues qui préfère regarder la norme que s'intéresser aux individus. La cadette des Chapochnikov en montrera elle même l'exemple dans le jugement hâtif qu'elle porte sur Tokareva à l'orphelinat. Les plus belles figures brossées par Grossman sont celles des personnages secondaires qui ne font que traverser le récit et traduisent toutefois la force et la grandeur humaines au quotidien, ainsi l'ouvrier Vavilov qui regrette de n'avoir pas eu le temps de couper le bois avant de partir au front et figurera parmi les derniers tués dans les combats de la gare.
La construction du récit elle aussi, annonce la symphonie de «
Vie et destin ». Hitler et Mussolini ouvrent le roman avec la décision d'envahir l'URSS, les soldats allemands sont mis en scène dans leur quotidien, du soldat Bach à von Paulus, Stalingrad, les steppes du Don, celles de l'outre Volga, Kazan Kouybichev, Moscou, sont autant de champs d'action. La critique du stalinisme n'est pas développée explicitement mais elle est totalement en germe dans l'hymne convaincu que Grossman adresse à l'humanité à travers chaque individu respecté et glorifié pour ce qu'il est.
Un livre majeur.