Je connaissais déjà
Benoîte Groult (et aussi Flora sa soeur) sans pour autant avoir lu tous ses livres (je n'ai d'ailleurs pas retrouvé les livres que j'avais lus d'elle et de sa soeur, sans doute disparus à la faveur des déménagements successifs, ce que je regrette aujourd'hui).
Comme je m'intéresse aux autobiographies, à sa bibliographie, mais aussi au féminisme dont elle a été l'une des porte-paroles, il m'est apparu logique de lire cet ouvrage (publié en 2008 alors que
Benoîte Groult avait 88 ans) que je vous recommande tant il est intéressant.
Pourquoi ?
Car il éclaire d'un regard lucide et critique la vie d'une grande romancière française, dans un style et une langue riches mais néanmoins accessibles, ce qui est rare de nos jours.
Car il évoque - au travers de la vie de benoîte et de sa famille - des temps que l'on a oubliés aujourd'hui : les années folles, l'avant-guerre et l'occupation, les Trente Glorieuses, mai 68 et la libération des moeurs, l'émergence du mouvement féministe... et des milieux relativement aisés qui ne nous sont pas forcément proches (le monde de la mode, de l'Art, des intellectuels).
En effet, on a oublié combien le poids des conventions sociales, de la religion, de l'éducation familiale, du patriarcat pouvait conditionner les petites filles en formation, les adolescentes en devenir, et les femmes dans leur vie de tous les jours.
Et encore, Benoîte avait malgré tout la chance d'évoluer aux côtés d'une femme sans doute féministe avant l'heure : sa mère. Un "modèle" qui aurait pu (qui aurait dû) l'influencer si celle-ci n'avait pas été autocentrée sur son nombril et sur la seule satisfaction de ses besoins de femme émancipée. Egoïste et peu présente, la mère de Benoîte (Nicole Poiret, soeur du styliste
Paul Poiret) n'aura pas pour elle ce rôle de phare qu'elle aurait pu tenir auprès d'elle.
On a aussi oublié la condition des femmes avant qu'il n'existe la contraception et le recours autorisé à l'avortement.
Benoîte Groult ne cache rien des nombreux avortements qu'elle a dû subir et des conditions - périlleuses et toujours illégales - dans lesquelles ceux-ci ont dû être réalisés. Que faire en effet quand il n'existe d'autre alternative que celle-ci ? Avoir tous les neuf mois un enfant (elle était manifestement très féconde) ?
On a oublié qu'il n'est pas donné à une femme de devenir écrivain, dans un monde où les hommes dominent. Benoîte rend compte très clairement du machisme et du sexisme des intellectuels français de l'époque (années 70) où elle a voulu faire entendre sa voix de femme (elle avait 50 ans... elle n'a pas osé le faire avant) au travers de ses ouvrages. C'est a posteriori particulièrement sidérant de se rendre compte de cette vulgarité, de ce cynisme, de ce mépris de la part de grands écrivains et de grands journalistes.
On a oublié aussi qu'on ne naît pas féministe mais qu'on le devient. Benoîte explique bien le processus qui a été le sien et qui a mis un certain temps à émerger. Un féminisme qui lui est propre et qu'elle entend mettre au service du plus grand nombre. Si les différentes figures et courants du mouvement sont évoquées ici ou là, l'auteure ne porte pas de jugements et tient seulement à clarifier son positionnement, à elle. Car dit-elle tout ce qui concourt, d'une façon ou d'une autre, à rendre la femme plus apte à être elle-même, à concrétiser ses rêves, à se réaliser en tant que personne, femme, mère, mais aussi figure professionnelle ou politique, ne peut qu'aller dans le bon sens.
Pour ma part, j'ai bien compris à travers ses mots que revendiquer l'égalité des droits et l'égalité de traitement pour les femmes ne signifie pas pour autant mettre plus bas que terre les hommes.
On a oublié aussi que l'homme et la femme sont des êtres complexes. Que tout n'est pas forcément blanc ou noir. Que ce n'est pas parce qu'on se revendique féministe que l'on n'a jamais de comportements contradictoires ou de prise de décisions qui vont à l'encontre de ses propres aspirations.
Benoîte Groult en témoigne au travers de son expérience de vie (ex : son choix d'avoir recours à la chirurgie esthétique).
On a oublié qu'il n'est pas facile de vieillir dans un monde où le culte de la jeunesse et de la beauté est omniprésent. de façon très pudique,
Benoîte Groult évoque cet aspect, soit au travers de la façon dont elle voit son mari "s'absenter" du présent et de la vie, soit au travers de son propre ressenti à voir son corps ne plus bien répondre aux injonctions de sa tête.
J'ai aussi particulièrement aimé les passages où elle parle de son rôle de grand-mère, quand déconcertée elle se rend compte qu'elle est incapable de se faire obéir par ses petites-filles et évoque le (trop) grand décalage entre ce qu'elle a vécu en tant qu'enfant et le comportement des enfants d'aujourd'hui. Quel humour dans la narration, j'en ai ri aux éclats !
J'ai aimé aussi les pages de la fin de l'ouvrage où elle rend hommage à ce pays d'Irlande qu'elle et son mari
Paul Guimard aiment tant et où, malgré la vieillesse et les difficultés physiques, ils aiment passer du temps à pêcher.
Elle évoque enfin son rapport à la mort qui, nécessairement, va arriver (elle est décédée en 2016) et c'est l'occasion pour elle d'évoquer un thème qui est aujourd'hui d'actualité : le recours à l'euthanasie, au suicide assisté et l'accès aux soins palliatifs en tant que militante de l'Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (association dont je suis moi-même adhérente).
Un beau livre que je vous encourage à lire tant il apporte en matière de réflexion et d'introspection et qui m'a donné envie de découvrir, voire redécouvrir les différents livres de l'auteure dont le fameux
Ainsi soit-elle (1975) ou encore
Les vaisseaux du coeur (1988) qui manifestement ont fait scandale lors de leurs sorties.