Beaucoup de lauriers déjà tressés, un sujet très douloureux, déjà exploré et consensuel…De là à penser que les compliments s'adresseraient plus au sujet qu'à l'oeuvre, il n'y aurait qu'un pas que les esprits chagrins, auxquels je confesse appartenir parfois, seraient tentés de franchir en faisant l'impasse sur cette lecture.
Mais il y a le jury du Prix des lecteurs du Livre de Poche et la nécessité de lire ce qu'on n'était pas tenté de lire.
Alors, en avant vers le pays des Ashantis et des Fantis, le Ghana d'hier et d'aujourd'hui, les plantations de Géorgie ou d'Alabama, les mines de charbon de Baltimore ou les garnis de Harlem.
Au fort de Cape Coast, Effia aurait pu croiser sa demi-soeur Esi. La première vit au niveau supérieur car elle est devenue la femme d'un Anglais alors que la seconde est enfermée dans l'enfer du cachot du sous-sol dont la porte ne s'ouvrira que pour la jeter dans la cale d'un navire négrier. Elles ne se croiseront pas. Dans ce fort, on vit normalement, sans entendre, sans voir, sans penser à l'abomination du sous-sol. A travers la descendance de ces deux femmes,
Yaa Gyasi réussit le tour de force d'aborder, avec subtilité et brio, de très nombreux aspects de cet effroyable drame que constitua la traite négrière : les guerres tribales et l'utilisation dans les sociétés africaines de l'esclavage, chacun au gré du sort des armes se trouvant en situation de posséder des esclaves ou le devenir soi-même; la responsabilité des chefs de village dans le commerce monstrueux conclu avec les Européens ; le sort des esclaves en Amérique avec la cruauté inouïe de certains Blancs ou la générosité certaine de quelques-uns, les tensions entre les états du Sud et du Nord des USA; les difficultés du métissage, la ségrégation et les préjugés, la drogue, le chant et le jazz, l'émancipation et l'ascension sociale par l'éducation, l'indépendance politique et ses désillusions africaines, le mouvement panafricain, le refuge des églises ou la tentation de l'Islam (on pense à des exemples célèbres comme Mohammed Ali dont peu se souviennent qu'il était né Cassius Clay, ou Karim Abdul Jabbar qui fut champion à Milwaukee alors qu'il s'appelait encore Lew Alcindor). On n'oublie surtout pas la résilience de l'amour maternel magnifiquement décrit au fil du roman et la dette de mémoire des descendants vis-à-vis de leurs ancêtres dont le mérite fut immense d'avoir réussi à offrir, malgré tout, un avenir à leurs enfants.
C'est aussi l'histoire de la partition cruelle d'un peuple dont les plus faibles furent réduits en esclavage par les plus forts, puis vendus aux plus offrants. Aujourd'hui quand les descendants d'esclaves afro-américains reviennent sur la terre de leurs lointains ancêtres, forts d'un pouvoir d'achat supérieur, c'est peut-être une inconsciente revanche qu'ils prennent sur les descendants d'esclavagistes. Ce qui, en pointillé, suscite une dernière interrogation. Aujourd'hui, le vendeur des rues d'Accra doit-il être blâmé pour la conduite de son aïeul, le commerçant fanti qui acheta, garda puis revendit avec profit les ancêtres du professeur de collège américain auquel il vient de vendre, à l'instant, un jus de fruit ? Ne serait-il pas plus utile de dénoncer ceux qui, aujourd'hui même, se livrent encore à cet abominable trafic ?
Bien écrit, le propos est fluide et clair, ne nécessitant pas un usage excessif de la généalogie de la première page. Chacun des personnages met en lumière un ou plusieurs des sujets évoqués mais la force et la consistance de ces destinées réussissent à éviter l'écueil d'un récit trop didactique. L'oeuvre prend bien le pas sur le sujet. La vox populi avait donc raison de s'enthousiasmer et le Livre de Poche de la sélectionner. Une excellente et émouvante lecture dont on aurait bien tort de se priver.