Beaucoup... je devrais dire chacun s'est interrogé, s'interroge et s'interrogera sur le pourquoi et le comment du nazisme, sur les raisons qui ont fait qu'un homme a pu convaincre et entraîner une des sociétés les plus avancées de son temps dans le meurtre de masse. Sur ce que certains appellent "le mal absolu".
Des historiens, des philosophes, des sociologues, des psys de toutes chapelles essaient depuis des décennies d'entrouvrir la porte qui mène à cette énigme qui ronge les fondements de la civilisation, parce que le nazisme s'est épanoui au coeur d'une des sociétés les plus civilisées de la fin de la première moitié du XXème siècle.
Le nazisme, c'est cette crainte d'un mal qui aurait pu emporter l'homme, et c'est parce qu'il sait qu'il n'est qu'en rémission que cet homme doit en permanence rester vigilant, s'interroger, se remettre en question, penser contre lui-même... bref, s'interdire de baisser la garde.
Hannah Arendt, célèbre politologue a été la première à oser une approche à contre-courant des explications trop rapides et trop faciles.
Viktor Frankl,
Victor Klemperer,
James Q. Whitman,
Boris Cyrulnik et récemment Johann Chapoulot tentent avec et après tant d'autres d'apporter leur pierre philosophale, leur antidote intellectuel à cette tumeur, cette bête immonde dont on sait que le ventre de n'importe quel quidam citoyen du monde pourrait demain la féconder encore.
Il est une approche plus "prosaïque", moins conventionnelle, moins académique, il est une voix venue de Londres qui nous a fait vivre, dès 1939, le phénomène d'insinuation, d'insidiosité, d'imprégnation, d'emprise, d'accaparement, de cet enkystement malin que fut le nazisme sur plus de 90% des Allemands.
Cette approche "de terrain" a été relatée dès 1939 par un Allemand exilé en 1938 en Angleterre, dans un livre intitulé -
Histoire d'un Allemand ... souvenirs (1914-1933) -, livre hélas publié à titre posthume ... après sa mort donc, survenue en 1999.
Cet homme avait pour pseudonyme
Sebastian Haffner, nom d'emprunt pour ne pas mettre en péril les membres de sa famille demeurés en Allemagne.
De son vrai nom Raimund Pretzel, né à Berlin en 1907 dans une famille de la bourgeoisie moyenne, a chroniqué avec une lucidité presque invraisemblable le quotidien des Allemands de 1914 à 1933 et la "résistible ascension d'Arturo Ui".
Au point que, lorsque le livre parut en 2000, les tenants et partisans du "nous ne pouvions pas savoir", ont crié au faux, à la supercherie.
"C'est l'analyse scientifique du manuscrit original qui a «prouvé que le document découvert par les enfants de
Sebastian Haffner est effectivement un inédit vieux de soixante ans», comme le dit la préfacière
Martina Wachendorff.
Dans cette chronique témoignage, nous assistons avec saisissement... un peu comme les premiers spectateurs de "Entrée en gare d'un train à la Ciotat", à la vie des Allemands, ceux que l'histoire générise au point que l'individu finit par se dissoudre dans ladite histoire, pour céder la place à des Bismarck, des Hindenburg, des Hitler... le lambda fait l'histoire pour ces derniers... !
Et ces vous-et-moi vous apparaissent soudain dans toute leur authenticité, toute leur vérité, toute leur contemporanaité.
Hommes, femmes, enfants, jeunes, adultes ou vieillards, ouvriers, employés, fonctionnaires, cadres, patrons, chômeurs, bourgeois, gens de la classe moyenne, prolétaires ou miséreux, croyants de toutes religions, agnostiques ou athées, membres d'un parti politique ou pas... ils reprennent vie devant vous sous la plume de
Sebastian Haffner.
Et ils nous disent, nous expliquent parfois, pourquoi et comment depuis le début de la Grande Guerre, la défaite de leur pays, la révolution de novembre 1918, la République de Weimar... comment et pourquoi depuis le putsch de la Brasserie à Munich le 8 novembre 1933, perpétré et mené par
Adolf Hitler, secondé de ses lieutenants, Hermann Göring, Ernst Röhm,
Rudolf Hess,
Heinrich Himmler et Julius Streicher... ils commencèrent à se laisser progressivement mais sûrement nazifier, antisémitiser...
Sebastian Haffner était l'un des leurs.
Il a vécu auprès d'eux.
Il a vécu ce qu'ils ont vécu.
Ils ont cédé... lui pas... au prix de cette lucidité que Char a su magistralement définir.
Haffner chronique, comme personne ne l'a fait avant lui, le processus de nazification d'un pays qui, tel un organisme humain envahi par une tumeur maligne somatisée, la laisse métastaser jusqu'à la dernière de ses cellules.
Et Haffner qui voyait ce que beaucoup se refusaient simplement à regarder, non seulement nous parle de ce qui a précédé la maladie, de la maladie elle-même... mais de ce qu'en seront probablement les conséquences.
Un homme exemplaire... ils sont faits de vapeur et de vent... ; un livre qu'il faut avoir lu : clair, accessible, incroyable... mais vrai !
"Des milliers de ces gens-là se trouvent aujourd'hui en Allemagne, nazis à la mauvaise conscience qui portent leur insigne du parti comme Macbeth sa pourpre royale, qui, complices malgré eux, se chargent d'une faute après l'autre, cherchent vainement une échappatoire, boivent et prennent des somnifères, n'osent plus réfléchir, ne savent plus s'ils doivent espérer ou redouter la fin de l'époque nazie», lesquels, «le jour venu, nieront bien certainement toute responsabilité. En attendant, ils sont le cauchemar du monde, et il est effectivement impossible de savoir de quoi ces gens, dans leur délabrement moral et nerveux, peuvent bien être capables avant de s'effondrer. Leur histoire n'est pas encore écrite." (écrit en 1939...).