Dans son atelier, Masson tente de peindre un tableau intitulé «
le seuil du jardin » représentant une porte fermée donnant sur un jardin. Au bout de ce jardin, une autre porte. Au fur et à mesure qu'il progresse dans l'élaboration de son tableau, Masson sent qu'il se rapproche de quelque chose qui est enfoui en lui, vivace, et qui lui promet la résurrection d'une joie déjà ressentie dans son enfance. A ses yeux, la peinture ne vaut que si elle ouvre sur un autre univers, celui du rêve et du souvenir. le rêve et le passé sont les vraies sources du bonheur humain, ce bonheur entrevu par nous tous, ce bonheur qui est en nous. Regarder un tableau, c'est se trouver au seuil d'un univers merveilleux mais insaisissable, propice à la réalisation de ses désirs ; franchir ce seuil, c'est évoluer, libre, dans un jardin d'Eden individuel.
«
le seuil du jardin » est un roman qui nous dépeint, dans le Paris du début du 20ème siècle, la Pension Temporel avec ces hôtes singuliers, un maniaque des soldats de plomb, une femme énigmatique déguisée le jour en institutrice, le peintre Masson, acharné à peindre la réalité invisible (sa toile s'intitule «
le Seuil du jardin ») et amateur de « clandés », puis Swaine, le vieux prof de philosophie « ennemi personnel du désespoir humain », tout absorbé dans la construction d'une mystérieuse machine : Masson découvrira la machine de Swaine, tentera - à la mort de Swaine - de l'acheter puis échouera dans son entreprise. «
le seuil du jardin » est aussi un polar qui nous raconte le combat entre Géo - voyou à la force herculéenne -, Jo – le chef de Géo -, Masson, Swaine, Nord'Af - habile à manier le rasoir-, et d'autres, dans le seul but de s'emparer et de détruire la machine. «
le seuil du jardin » est également un récit fantastique qui nous fera toucher du doigt une machine unique, mêlant rêves, mémoire, désirs insatisfaits et souvenirs d'enfance, une « machine à ressusciter le passé ».
«
le seuil du jardin » est surtout une réflexion sur le totalitarisme : bien au-delà d'une simple interrogation sur la condition d'être humain, en tendre visionnaire et poète qu'il est,
Hardellet, - opposant ainsi capitalistes et rêveurs -, montre que la réalité n'est qu'une mauvaise copie dont il nous faut découvrir l'original.
Hardellet milite pour l'accès de tous les « compagnons » à la machine à rêver, accordant ainsi une place de choix à tous les rêveurs, mais menaçant du même coup l'équilibre d'une société résolument matérialiste, tournée vers l'avenir, fermée et oppressive. A la fin, le réel gagne contre le rêve : Swaine meurt et sa machine est détruite par les membres d'une organisation para-étatique.
Hardellet, digne représentant de la cause libertaire ? C'est possible à en juger par les éléments suivants. Masson, le double romancé d'
Hardellet, accorde de l'importance aux rêves de l'espace et du voyage : homme sans fixité, éternel locataire, Masson va de lieu en lieu, il côtoie ainsi des « compagnons » de travail, de jeu et d'existence, ceux et celles que la vie rassemble et qui se choisissent comme tels, « rompant ensemble le pain », au sein de la « tribu » Temporel. Chez ce « compagnon », il y a des contraintes coutumières : il n'y a certes pas d'initiation rituelle chez Masson (encore qu'il découvre la machine pas à pas, « éveillé » par Swaine lui-même), mais des obligations de détail réglementent son comportement, avec interdiction de fréquenter les auberges et cafés des autres « sociétés » que la sienne, avec la discipline à observer chez la Mère (Madame Temporel), avec un code des relations entre « compagnons ». Dans la vie de ce libertaire, il n'y a pas de place pour un chef : le rapport de Masson à Swaine est d'abord inscrit sous le signe de la méfiance, avant de se situer sous le signe du respect et de l'admiration. le « compagnon » itinérant revendique toujours le choix de son employeur : Masson ne fait pas autrement puisque qu'il se rend aux États-Unis pour exercer ses talents dès qu'il ne se satisfait plus de sa condition. le libertaire ne verbalise pas aisément son destin révolutionnaire : Masson n'est pas très bavard et il communique a minima sur son projet. le libertaire oscille entre deux propensions, l'individualisme et le collectivisme : le trajet de Masson, d'abord peintre solitaire, doux et réservé, puis combattant dans une équipe décidée, en rixe contre les voyous mais aussi contre les opposants à la liberté de rêver, n'est donc pas linéaire. Pour cet « agitateur-agité », doté d'une forte capacité à s'impliquer, c'est « le terrain » qui fournit l'occasion de la conciliation définitive. Chez Masson, le rêve d'une orgie de passions, d'un retour à l'enfance, donc d'une certaine forme de régression, est en conformité avec le ressourcement mythique propre à l'entrée en anarchie. Enfin, sans être un chef, Swaine possède un ascendant évident, de type charismatique, sur Masson, ascendant qu'on retrouve dans la reconnaissance enthousiaste du « compagnon » pour celui qui doit être l'objet d'une haute estime, d'une admiration, d'un attachement personnel, d'une amitié, d'une camaraderie, voire d'une affection. La fin du livre est également dans la lignée du courant libertaire : radicalité de l'individu sujet aux désastres, les masses (populaires) n'ayant par essence ni la force ni le génie de la révolution, et indignation quand le combat ne va pas jusqu'à son terme … or, c'est bien l'impossible que tente Masson lors de la vente aux enchères de la machine à ressusciter le passé.
Hardellet dénonce (page 125) le non sens d'une existence promise au vide, le risque (page 139) de devoir se battre contre une réalité rugueuse ; il ambitionne (page 151) de rendre le rêve palpable comme un objet. le tableau (page 155) dénonce une intention cachée, hermétique. Empreint d'une évidente fraternité libertaire, oscillant entre le rêve et l'utopie, le livre montre la possibilité d'un autre monde, d'une victoire sur la servitude, d'une complicité dans la lutte contre tous les obstacles à la liberté.
Hardellet dépeint un rituel de passage, permettant à l'individu - grâce à l'utopie et à l'amour du prochain -, de contempler la poésie d'un monde ouvert, transformé en un merveilleux champ d'aventures.