François Hartog mène depuis plusieurs années des études consacrées au temps, autour de la notion du « régime d'historicité » qui définit la manière dont une société traite de son passé, comment elle articule le passé, le présent et le futur. le projet de
Chronos est clairement posé dans le sous-titre du livre « L'occident aux prises avec le temps » : il s'agit de suivre, pendant une vingtaine de siècles la manière dont l'Occident s'est représenté le temps, avec les ruptures et continuités.
Le point de démarrage du livre est ce que
François Hartog appelle le « régime chrétien d'historicité », qui se met en place au début de notre ère. Au temps des Grecs,
Chronos, à la fois temps immuable, cosmique mais aussi le temps des hommes, périssable, ce nouveau régime chrétien préfère les notions de Kairos et de Krisis. Kairos, c'est le moment fatidique, l'occasion qu'il faut saisir. Surtout lorsque se produit Krisis, un moment où l'on doit juger, comme dans l'art médical, où il faut juger, décider, pour maîtriser une maladie au bon moment. Dans la représentation chrétienne, Kairos c'est la venue du Christ, qui annonce Krisis, le temps du jugement, qui mettra fin au
Chronos. Kairos, le temps de la fin, et Krisis, la fin des temps à venir, font vivre l'homme dans un éternel présent, tendu dans l'attente de l'accomplissement ultime. Mais avant que cet accomplissement ne survienne, il faut que le temps quotidien vécu par les hommes y soit entièrement soumis. Par le biais du calendrier liturgique annuel : entre l'Avent, qui fait revivre la période qui précède la venue du Christ, Noël qui commèmore la Nativité, Pâques la Résurrection etc. Mais aussi en subordonnant l'âge du monde et les événements qui ont eu lieu depuis l'origine à la chronologie biblique. le temps de l'histoire est désormais daté par rapport à la naissance du Christ (l'an 0), les chronologies grecques, perses, égyptiennes doivent rentrer dans les 6000 années canoniques depuis la Création, que ses exégètes ont cru avoir lu dans la Bible. Sans oublier de mettre en évidence l'antériorité biblique sur celles des civilisations antiques.
Mais au fur et à mesure du passage des siècles, l'horizon du jugement dernier semble de plus en plus difficile à prévoir, et une place se dessine pour le temps des hommes. Des stratégie d'accommodation se mettent en place : accomodatio (à la vie humaine d'une époque donnée), translatio (des différents empires humains, qui retrouvent une existence dans le temps), renovatio (renaissance), reformatio (réforme).
Ce qu'on appelle Renaissance va en quelque sorte détourner le renovatio et le reformatio. le renovatio n'est plus la renaissance dans le Christ ni la capacité de l'Église à se renouveler et se réformer, mais le retour à l'Antiquité. le renovatio des humanistes suppose une rupture avec le Moyen-Age et non pas un temps continu. C'est une fissure qui lézarde la conception chrétienne du temps. Mais de plus grands bouleversements sont à venir. le temps de la Bible cède au temps de la Terre avec Buffon, il y a de même une histoire de la Nature vivante, comme il y a une histoire de la Terre, et les deux sont liées. Une histoire d'une longueur prodigieuse, qui remet Kronos au centre. On peut dater le début de la Terre et calculer sa fin probable, dans une démarche scientifique.
Condorcet va développer sa vision des « progrès indéfinis de l'esprit humain », projetant l'homme dans le futur, rendant possible un nouvel régime de l'historicité, le régime moderne. Dominé par l'idée de progrès, et envisageant un avenir prometteur. L'histoire devient une science majeure, le tribunal du monde. le temps se met en marche, de plus en plus vite, et il s'agit pour l'homme de le suivre, de ne pas être à la traîne.
Mais le régime moderne et sa croyance dans un futur désirable au poids écrasant va être remis en cause par les grandes catastrophes humaines du XXe siècle : Hiroshima, Auschwitz entre autres. le spectre de l'Apocalypse resurgit, mais non plus une Apocalypse divine, qui séparera le bon grain de l'ivraie, une fin désirable pour les justes revenus dans un monde d'avant la chute, mais une Apocalypse provoquée par les hommes eux-mêmes dans un geste d'auto-destruction. Et projette l'homme dans un présentisme sans perspectives, où le présent a cannibalisé passé et futur.
Enfin,
François Hartog évoque la conception actuelle du temps, différente du présentisme de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle se situe dans la dualité entre un temps terriblement accéléré, en particulier par le numérique, et un temps très long de l'anthropocène, qui soumet l'homme à des mutations dont il est en partie, voire en plus grande partie, responsable, et qui dessine un futur sans avenir.
C'est un livre d'une très grande densité, qui fournit des analyses très riches, et très inspirantes. Même si j'ai trouvé que les parties concernant les époques les plus anciennes étaient les plus intéressantes, plus détaillées, et permettant sans doute un recul plus grand. le livre montre en tous les cas un besoin de donner sens, à essayer de trouver une raison, à l'histoire, au temps passé et à venir. C'est sans doute un point que l'on peut discuter, même si ce besoin semble avoir été présent à toutes les époques, y compris la nôtre.