"En d'autres termes, même si, dans ces livres, le fond dit : Il n'y a que de la boue, la forme dit : Cette boue, je suis capable grâce à l'écriture de la transformer en or, en art, en chose solide, pas transitoire, chose quasi immortelle."
"L'expression même de "professeur de désespoir" est une contradiction dans les thermes, car si l'on est vraiment désespéré on ne professe rien, on n'écrit rien, on sombre dans le silence et on se laisse glisser vers la mort. Ecrire c'est déjà espérer. C'est apporter un soin à la forme, au style, à la syntaxe, à la manière de dire – estimer, donc que quelque chose en vaut la peine."
Du côté des lecteurs, la fréquentation des grands textes nihilistes est souvent une expérience exaltante. L'expression du désespoir nous invite à réfléchir, bien plus que celle de la béatitude. Nous y trouvons notre compte parce que nos propres souffrances y sont non seulement reconnues mais ennoblies, portées à l'incandescence par la beauté littéraire. (Comme l'écrivait déjà Balzac dans Le Lys dans la vallée [1835], "la douleur est infinie, la joie a des limites".) Dans le "monde désenchanté" de la modernité, le nihilisme, remplaçant tous les utopismes en faillite, est notre moderne Eglise. Portant l'auréole de la douleur puissance x, ses adeptes sont nos Christs en croix, nos saints torturés, nos martyrs stoïques, magnifiques et magnifiés. Nous communions avec eux dans la transposition esthétique du malheur. Nous leur savons gré d'incarner et d'exprimer pour nous, avec grandeur, la difficulté d'être en vie. Leur force d'esprit compense nos faiblesses et nous rassure en nous prouvant, encore et encore, l'insignifiance de tout.
...C'est bizarre, tout de même, dit Désse Suzy en fronçant les sourcils.Pour un chantre de l'amour Universel......
...la vie n'est ni absurde ni pas absurde , elle est ce que les gens en font...
Emil [Cioran] est fasciné par le fascisme allemand. Il adore cette force brute, cette énergie rythmée, cette virilité assumée et agressivement déployée. "Les nazis, écrit-il dans un article daté du 5 décembre 1933, procèdent en répétant inlassablement les mêmes slogans, qui finissent ainsi par s'imposer à la population comme des vérités que tous intègrent de façon quasi-organique." A son avis, c'est exactement ce qui manque à la Roumanie. Après huit mois passés dans le Reich, il écrit dans "Impressions de Munich" : "Il n'existe pas d'homme politique dans le monde d'aujourd'hui qui m'inspire une sympathie et une admiration plus grandes que Hitler (...). Ses discours sont traversés par un pathos et une frénésie auxquels seul un esprit prophétique peut atteindre."
Certes, étant un jeune homme instruit, imbu de Schopenhauer, Hegel, Kant, Fichte et Nietzsche, Cioran doit bien reconnaître que le Führer n'est pas un géant sur le plan intellectuel. Mais, estime-t-il, cela est secondaire. Ce qui compte, c'est le rythme ; c'est l'organistation ; c'est la flamme ; ce sont les défilés tirés au cordeau ; c'est l'unisson et la passion. En somme, révolté par la "décadence" qui règne ailleurs en Europe, Emil salue dans l'Allemagne des années 1930 l'aube d'une "barbarie féconde et créatrice" ("Aspects allemands", 19 novembre 1933).
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Ionesco dira plus tard de cette période (1936) : "C'était un moment où la recherche objective nous semblait déconsidérée à jamais ; où tous les individus demandaient à vivre, à créer (...) ; c'était la victoire des adolescents, la victoire des égocentrismes, la victoire de toutes ces choses personnelles qui demandaient à dominer ; la victoire des indisciplines, des vitalismes."