Prose envoûtante, ensorcelante pour un récit halluciné du parcours d'un enfant jusqu'à son âge adulte.
Il a 18 ans quand il apprend qu'il hérite de la maison de sa mère. Il y revient donc après douze ans d'errance. Etonné de retrouver tant de ses jouets d'enfant, vestiges non pas d'un paradis perdu, mais d'une simple et douloureuse halte de quelques mois après avoir erré d'orphelinat en orphelinat. Temps entre un peu d'amour maladroit et beaucoup de maltraitance. C'est en retrouvant une cassette où petit garçon de 11 ans, il enregistrait les chansons qui pouvaient lui apporter quelque réconfort, qu'il décide d'écrire « une version » de ce qui lui est arrivé . Il consigne les événements de sa vie : « Ici, les faits bruts n'ont pas cours.»
Ce texte m'a complètement emportée avec vigueur, comme prise en une tornade ascendante pleine d'images, de bruits et de sensations. Je n'avais pas éprouvé ce ressenti depuis mon premier
Gabriel Garcia Marquez : «
L'incroyable et triste histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique ». A tel point, que j'ai vérifié si
Jeff Jackson n'était pas un sud-américain fan de cet auteur.
Chez
Garcia Marquez comme chez
Jeff Jackson, la pluie envahit, inonde les baskets et les hamacs, s'insinue. Cette eau n'est jamais répugnante comme ces substances de suie, de poussière qui recouvre, envahit tout recoin abandonné. Emporterait-elle les chagrins, laverait-elle les plaies ?
Garcia Marquez comme
Jeff Jackson raconte une enfance livrée à des prédateurs bien plus dangereux que des bêtes sauvages : les adultes. Chez
Jeff Jackson , les chiens sauvages et errants sont capables de caresser un petit garçon abandonné en pleine forêt, un singe lui raconter des histoires , des contes fantastiques en rêves mais les adultes, ce sont les « Saturne dévorant son fils » de Goya.
Les seules possibilité de paix, de construction, ce sont les tribus d'enfants, la petite communauté de punk fous de musique. C'est auprès d'eux qu'il découvrira la vie en société, l'art vecteur de spiritualité autant que les cultes et les rituels, la force de la musique.
Cruelle répétition de ce qu'il a vécu avec sa mère, il se retrouvera sous la coupe d'un pervers.
Ces « associations » d'adolescents, chez
Jeff Jackson, s'organisent face à un danger mortel et constituent une civilisation dont l'artiste, la chasseresse et les oracles sont des filles. Parmi les punk, c'est Léna qui choisit Jeff pour le lancer sur la trace de Kin, c'est grâce à elle qu'il a le choc devant la boutique d'instruments de musique et qui le conduit à son premier concert. Complètement à l'opposé de « Sa majesté des mouches » . Pour Willian Golding, les quelques garçons appartenant à l'élite de la société, à qui tous les concepts de la civilisation ont été inculqués depuis la naissance, livrés a eux-mêmes, vont se transformer, s'organiser en une horde de sauvages. Mais ils sont naufragés sur une île paradisiaque sans aucun danger. Alors..
Par son écriture l'auteur m'a fait entrer dans le corps de cet enfant ; voir par ses yeux, sentir les pieds s'enfoncer dans les sols spongieux, le corps et la conscience cruellement ligotés, entravés avec juste cette nécessite d'avancer, de se libérer.
Cette avancée dans la vie est périlleuse, incertaine ; elle est menacée bien moins par la précarité du monde dans lequel il vit que par l'adulte : l'enfant étant toujours à sa merci.
Un tableau revient souvent, particulièrement aux moments les plus difficiles ; il est une traînée lumineuse presque savoureuse. « Tout commence par un arbre dans un champ. Un oranger solitaire au milieu d'un champ herbeux...et l'on voit l'orbe des fruits luire sur les branches. Des oranges bonnes à être cueillies.» Et puis le beau fruit est cueilli. C'est ce qu'il a fait quand il avait faim dans le jardin du voisin de sa mère. C'est elle qui lui apprendra à le peler. le passage à l'âge adulte c'est dans ce texte un peu comme peler une orange. Couper « des rubans d'écorce », retirer « la peau blanche du fruit a des angles élégants et acérés ». L'orange est pelée à vif, complètement à découvert. La mère conclut ; « L'important n'est pas de faire attention à garder sa rondeur, explique-t-elle. Elle trouvera sa propre forme. » L'enfant serait la belle orange cueillie à point et l'adulte celui qui pèlera, découpera jusqu'à sortir de sa gangue l'essentiel du fruit, son parfum suave et doux, toute la saveur de sa chair.
Boris Vian faisait clouer des fers aux pieds des petits enfants quand ils devenaient grands pour mieux entrer dans la vie. A chacun ses symboles.
La belle image de la fin quand il a écrit tous ses souvenirs, et que patiemment, en commençant par le dernier des mots il gomme chacun d'eux jusqu'au premier ; ainsi sa vie va pouvoir continuer, comme allégée.
Et puis nous savons bien qu'il est quasiment impossible dans nos souvenirs de faire la part des fantasmes. « Ici, les faits bruts n'ont pas cours.» mais l'onirisme y est souverain.
Ce roman est un feu d'artifices de sensations, d'émotions ; chacune d'elles évoquant une force et un bonheur de vivre, de progresser, de se tailler son destin. Que de belles images cette lecture m'a évoqué : celles de Bunuel, de Jodorowski et de
Klaus Kinski. Un souffle puissant.
Encore une belle découverte que je n'aurai pas faite sans la Masse Critique.
A lire absolument pour un grand moment de bonheur.