Jaspers est surtout connu pour son excellent manuel d'
Introduction à la philosophie, qui est peut-être le meilleur ouvrage qu'on puisse trouver à cette fin, et pour ses présentations de grands philosophes à partir de son horizon philosophique. Ses réflexions sur
Kant et
Nietzsche sont d'ailleurs, à mon sens, toujours des incontournables pour quiconque travaille sérieusement en philosophie sur l'un de ces auteurs.
Il s'agit donc certainement d'un des philosophes les importants du vingtième siècle et pourtant, très curieusement, son chef-d'oeuvre, où il présente minutieusement et exhaustivement le portrait le plus englobant de sa pensée, demeure pratiquement introuvable en français et cela au point où Robert Grivord (dans son avant-propos à une conférence de Jaspers traduite dans
Nietzsche et le christianisme, Bayard, 2003), écrit que « si un certain nombre d'ouvrages de Jaspers ont été traduits en français, il s'agit plutôt d'ouvrage portant sur des questions particulières, mais les énormes ouvrages où Jaspers développe largement sa pensée philosophique, Philosophie, von des Warheit, ne l'ont pas été »(113). Pourtant, je vous prie de me croire, quelque part, en dehors de la connaissance de M. Grivord, le livre Philosophie de Jaspers a bel et bien été traduit, par
Jeanne Hersch, et a même été publié dès 1989. Je l'ai d'ailleurs acheté, lu, et annoté d'un couvert à l'autre.
Or, s'il n'y a rien d'étonnant à ce que M. Grivord ignore l'existence de cette traduction étant donné sa rareté, cette rareté, par contre, ne manque pas d'être pour moi un objet de stupéfaction. Est-ce que cette situation est due aux critiques que Jaspers a toujours faites envers la philosophie universitaire?
Il faut savoir, en effet, que, pour Jaspers, la philosophie universitaire se réduit désormais en une pseudo-science. Il a d'ailleurs du quitter ce milieu au cours de ses études pendant une dizaine d'années « pour accéder, avec le bagage qui est le [s]ien et qu[‘il] jugeait essentiel, à l'univers où l'on peut philosopher. Cet ouvrage en est le résultat. »(XIX) C'est donc contre la philosophie universitaire (devenue pseudo-science à son avis), mais sans opposition aucune envers la véritable science, que Jaspers écrit sa Philosophie. Celle-ci est offerte comme une proposition à son lecteur apte au « travail de la philosophie [qui] s'accomplit par le comportement intérieur de l'individu aux prises avec lui-même. C'est à lui que le penseur s'adresse dans sa volonté de participer et de communiquer, d'écouter et de transmettre. »(XLIV) le philosophe universitaire est donc bien loin d'être visé par ce livre et ce dernier compte sans doute beaucoup lorsqu'un éditeur décide ou non de publier un livre de philosophie...
Bref, l'ensemble, vraiment colossal, après une
introduction à la philosophie (plus brève que sa publication du même nom, mais incomparablement plus dense), se divise en trois sections ayant pour fin absolue la recherche de l'être :
« Cette recherche aura ... trois buts, qui, si indéterminés qu'ils soient, s'engendrent l'un l'autre : elle pénètre dans le monde pour s'y orienter, elle le dépasse pour en appeler à elle-même en tant qu'existence possible, et elle s'ouvre à la transcendance. Cheminant dans le monde elle saisit ce qui est connaissable, pour prendre ensuite ses distances et devenir [1] orientation dans le monde; s'arrachant à la seule réalité « du monde » elle suscite l'activité par laquelle le moi s'actualise lui-même et devient ainsi [2] éclairement de l'existence; elle conjure l'être et devient [3] métaphysique. »(22)
L'ensemble constitue sans aucun doute, à mon avis, la plus titanesque tentative jamais faite de philosopher dans la communication en visant une mise en lumière du rapport entre philosophie et science (Jaspers est aussi psychologue de formation) et en prenant comme point de départ, non pas la solitude d'une pensée isolée, mais la situation réelle d'un individu face à l'autre.
Un des plus grands bonheurs que j'ai pu trouver dans une lecture philosophique et qui pourra, je l'espère, être partagé par un plus grand nombre de lecteurs francophones au cours de prochaines années.