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Critique de Malaura


Il y a certains livres qu'on prend autant de plaisir à lire qu'à refermer la dernière page lue, que l'on clôt avec un soupir d'aise parce qu'ils sont géniaux et un soupir de soulagement parce qu'ils nous submergent. Certains livres que l'on voudrait entourer de hauts murs comme une demeure où d'abominables crimes auraient été commis, que l'on voudrait calfeutrer par une montagne de belles pensées.
Parce qu'ils ne sont pas uniquement des romans, parce qu'ils s'inspirent de la réalité, de la « vraie » vie, de celle qu'on ne voit plus en rose, de celle qui se joue à guichet fermé dans le secret des familles, dans la confidentialité d'un intérieur coquet, avec des acteurs tout ce qu'il y a de plus ordinaires mais qui se révèlent de véritables monstres. Parce qu'ils nous chamboulent, nous retournent, nous révoltent, nous laissent un profond sentiment d'impuissance et une piètre opinion du genre humain.

Après l'affaire Natacha Kampusch, l'Autriche a vu un autre cas sordide entacher sa réputation de belle patrie où hélas le beau Danube bleu n'est pas seul à couler !
L'histoire est récente ; tout le monde a entendu parler de Josef Fritzl, le père qui a séquestré sa fille pendant 24 ans dans la cave de la maison familiale, abusant d'elle, la brutalisant et au final lui faisant sept enfants ; l'un, bébé quasi mort-né fut brûlé dans la chaudière, trois furent remontés à la surface et trois grandirent avec leur mère dans les entrailles de la terre jusqu'à leur libération en Avril 2008. Josef Fritzl, petit ingénieur-électricien terne et sans histoire mais tyran domestique, cruel, pervers, incestueux, abominable, a été condamné à la prison à vie mais laisse derrière lui les traces ineffaçables de 24 années de claustration et d'esclavage.

Régis Jauffret s'est emparé du fait-divers pour écrire ce « Claustria » qui percute et qui malmène, qui bouleverse et qui secoue, qui captive autant qu'il révulse. Avec un art consommé de la narration, de l'image et de l'empathie, l'auteur de « Microfictions » ou de « Sévère », nous ouvre les portes de l'enfer, soulève les trappes d'un pandémonium de 50 mètres carré pour nous projeter au coeur de l'inqualifiable. « J'arrive à m'imaginer assassiné, mutilé, torturé ; Je n'arrive pas à m'imaginer 24 années dans un trou. Essayez, vous n'y arriverez pas non plus. Vous parviendrez à une semaine, peut-être quatre. La nuit suivante vous aurez peur de vous endormir. »
Après plusieurs mois d'investigation l'auteur a tenté d'imaginer comment les protagonistes de cette triste histoire ont réussi à survivre à l'enfermement d'une cave transformée en studette de l'horreur, avec pour seul horizon le mur d'en face, pour seul ciel le plafond à lattes, pour seul amant leur propre père, pour seule perspective d'avenir la menace de mourir gazés s'ils la ramenaient un peu trop.

Miracle des métaphores et du génie littéraire d'arriver, comme le fait Jauffret, à faire jaillir au coeur du sordide des fulgurances de bonheur, ces petits éclats de joies que l'esprit humain conçoit même en enfer, même dans l'abîme, même au fond du gouffre, puisant dans d'infimes satisfactions de quoi tenir bon, encore et encore ! Minuscules lueurs d'espérance dans le noir absolu permettant à un quart de siècle de viols, de brutalités et de vie souterraine, de s'écouler aux gouttes à gouttes comme en perfusion, mais de s'écouler malgré tout.
Mais il y a aussi les jours où la raison, striée des étoiles filantes de la démence, s'emballe et déraille quand la machine à douleur se fait insupportable, que l'oxygène manque dans le bocal à poisson sans aération, que les périodes de famine affaiblissent les corps et que les attentes du Dieu nourricier Fritzl se font trop longues.
Une humanité récréée avec d'autres normes, d'autres règles, selon les lois amorales et perverses d'un démiurge démoniaque, revendiquant une famille sans aucune goutte de sang mêlé !

Au-delà de la répugnance que nous inspire ce père immonde, certains comportements collectifs ou individuels nous laissent un goût amer : la mère, dont la peur de son mari et la haine ressentie envers sa fille ont muré dans une complicité abjecte ; les voisins et locataires, dont on ne peut que s'interroger face à la surdité et à la complaisance à l'ignorance; les mentalités arriérées de cette Basse-Autriche (tant égratignée par Thomas Bernhard) pour qui l'inceste est une peccadille et la famille un fief où le père vit en seigneur tout puissant ; et que dire de cette volonté pathétique et écoeurante de l'Etat à toujours vouloir arrondir les angles pour ne pas abîmer davantage une image d'Epinal déjà bien écornée…
En évitant l'écueil du voyeurisme et dans un style puissant et percutant, Régis Jauffret réussit, dans ce texte brillant d'analyse et de sensibilité, à nous faire partager un peu de l'existence du « petit peuple de la cave ». Bienvenue en enfer...
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