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Jean-Claude Hémery (Traducteur)
EAN : 9782070401864
176 pages
Gallimard (04/03/1997)
3.98/5   75 notes
Résumé :
Comme « l’agent immobilier Moritz », nous sommes, dès les premiers mots, « agressés sans ménagement » par un narrateur véhément, qui ne nous lâchera pas avant de nous avoir dit tout ce qu’il avait sur le cœur. Dès la première phrase, une interminable tirade hérissée de conjonctions qui se bousculent et d’incidentes emboîtées les unes dans les autres, tout est joué : ou bien nous lâchons prise, ou bien nous reprenons notre élan et nous ne pouvons plus nous arrêter av... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Mon livre préféré!
Pas trop par le sujet : le suicide.
Bcq plus par le style.
Th. Bernhard a écrit ce livre, il me semble, pour montrer le mécanisme du comportement suicidaire. Il le fait avec un récit qui revient sans cesse sur lui-même de façon lancinante, comme est lancinante l'idée du suicide elle-même pour celui qui en est possédé.

Il s'agit d'une maladie, l'idée du suicide, et Th. Bernhard montre comment cette maladie se manifeste et se développe pour aboutir à l'acte final.

En l'espèce, l'acte final, ce n'est pas le narrateur qui va le "commettre", mais c'est son "double", la seule personne que le narrateur ne classe pas dans la catégorie des "indigènes", catégorie qui comprend moins les personnes qui habitent le pays ou la région où se passe l'histoire (l'Autriche) que les personnes qui sont différents de lui.
Les indigènes apparaissent comme ceux qui "ne peuvent pas comprendre"; autant dire tout le monde, sauf ceux qui on l'idée de se suicider de façon permanente sans que cette idée ne soit spécialement rattachée à une cause précise. En l'espèce, donc, le double du narrateur est une femme, appelée dans le récit "la persane". On se demande, d'ailleurs, pourquoi Th. Bernhard est allé affubler du nom de persane une personne à ce point "occidentale" dans sa névrose! (mais bon! Th. Bernard ne pouvait pas avoir de sympathie pour une occidentale). Bref, même si la persane n'a rien de persan, on aurait dit qu'on y croit.

Or donc...Th Bernhard nous explique le suicide de cette persane, en mettant en scène son propre comportement suicidaire.

Tout tourne autour de : "ce jour là", "cet après-midi là". On ne sait pas de quel jour il s'agit (le mois est toutefois précisé à cause du temps; octobre je crois). Ne sont précisés ni le lieu, ni le jour, ni le nom des personnages, sauf celui de Moritz. Il ne s'agit donc pas d'une histoire; il s'agit de l'exposé d'une situation. le narrateur est un malade et sa maladie est la tendance suicidaire.

Th. Bernhard revient à plusieurs reprises sur "ce jour là". A plusieurs reprise il nous dit qu'il traverse "ce jour là" la forêt pour aller chez son ami Moritz. Parfois, la forêt est décrite: noire, humide. On se demande pourquoi le narrateur vit dans un endroit aussi insupportable pour lui (la campagne, les indigènes obtus, la forêt noire et humide etc..) puisque tout, aux alentours, incite au suicide (sauf à être né dans ce pays). Mais il y reste, parce que, explique-t-il à plusieurs reprises, il a dépassé, dans sa névrose, le moment où il aurait pu réagir. Cette idée qu'il a dépassé le "moment où" il aurait pu faire qqchose est répétée de façon récurrente, tout comme la traversée de la forêt et l'irruption chez Moritz, qui ne s'y attend pas!.

"Ce jour là" donc, le narrateur, par un instinct de conservation extraordinaire, réussit à sortir de chez lui et à se précipiter chez son ami Moritz, qui est le seul lien qui lui reste avec la société. le narrateur sait bien que Moritz, agent immobilier, ne peut pas le comprendre. Il va le trouver, cependant, et fait irruption chez lui comme un fou, pour que son ami le sauve. Car il est arrivé au bout de ce qu'il peut endurer. Ni Schuman, ni Schopenhauer, ne peuvent plus le sauver. C'est ce jour là qu'il risque de se suicider.

Or, "ce jour là", Moritz attend une visite. le narrateur lui raconte sa névrose et pourtant, Moritz, qui aurait dû être désemparé, voire effrayé, comme ont été effrayés sa femme et son fils, quand ils l'ont vu débarquer chez eux comme un fou furieux, Moritz donc, tient le coup, parce qu'il sait, dans le fond, qu'il va être sauvé par l'arrivée des suisses. C'est ce que comprend le narrateur, après coup, lorsque les suisses arrivent.

Vu le personnage, on aurait pu s'attendre à ce que, s'apercevant de la trahison de son ami Moritz, s'apercevant qu'il ne l'écoutait pas vraiment et tendait l'oreille dans l'espoir d'entendre l'arrivée des suisses, alors que lui, il vidait, devant lui, ses tripes...on pouvait s'attendre, donc, à ce qu'il fasse un gros caca nerveux...Eh bien non! il ne s'est pas énervé, le narrateur nombriliste, parce que c'est grâce à cette arrivée des suisses, en réalité un suisse et sa compagne (non-suisse, non-occidentale), qu'il abandonnera l'idée de se suicider.

L'arrivée des suisses l'aura donc sauvé.

Le récit devient alors étonnant. On ne comprend pas ce qui motive les nouveaux personnages: pourquoi le suisse, qui paraît être un homme sensé et près de ses sous, achète-t-il à un prix exorbitant, dans cette campagne paumée, où les habitant sont obtus et hostiles, un terrain en pente, près d'une forêt humide en disant qu'il n'aurait pas pu trouver mieux et que c'est une chance de l'avoir trouvé. Pourquoi sa compagne, qui reste le plus souvent silencieuse et emmitouflée dans une gros manteau alors qu'il ne fait pas si froid, regarde-t-elle le suisse, son compagnon, avec haine ?? Pourquoi le suisse veut-il construire, sur un terrain excentré et dépourvu d'accès, une habitation qui ressemble à une centrale nucléaire ? (le suisse est constructeur de centrale...c'est sa profession). Pourquoi a-t-il déjà préparé les plans de l'habitation à construire avant même l'achat du terrain et pourquoi les pièces principales sont elles tournées vers la forêt et donc destinées à être privées de lumière etc...

Le récit dévoile peu à peu le mystère.

Le narrateur, qui n'a aucune sympathie pour le suisse, développe une amitié avec la persane, délaissée par son compagnon. Grace au désintérêt du suisse pour sa compagne il peut se promener avec elle, à plusieurs reprises, dans la forêt de mélèzes (tout à coup, la forêt cesse d'être noire et humide, pour être une "forêt de mélèzes"). La persane explique, au cours des promenades, sa situation au narrateur. Elle lui explique que le suisse construit la maison "contre" elle; pour la punir (la raison de la punition est peu intéressante, voire même, à mon avis, peu crédible; mais bon...c'est un détail).

Finalement, elle va apparaître comme une personne suicidaire. le narrateur raconte qu'au cours d'une promenade, alors qu'elle n'avait pas été jusque là très bavarde, elle explose tout à coup, de la façon "la plus déplacée", comme il l'avait fait, lui même, quelques temps auparavant, chez Moritz, lorsqu'il a fait irruption chez son ami, et qu'il lui a fait part de son envie d'en finir, de la façon "la plus déplacée". de la même façon que le narrateur chez Moritz, la persane fait état de son envie d'en finir. le narrateur se trouve alors dans la même position que Moritz et se trouve gêné, voire horrifié de ce déballage grotesque.

A la suite de cet épisode, les relations du narrateur et de la persane vont se distendre peu à peu. Finalement, il va leur apparaître évident qu'il ne veulent plus se voir.

La persane, délaissée par son compagnon, va s'enfermer, dans la maison horrible et même pas terminée que le suisse lui a laissée et vivre comme une clocharde, à même le sol. Au narrateur qui se fera un devoir d'aller la voir encore une fois, elle dira de ne plus revenir....ordre qu'il s'empressera de respecter.

Le narrateur apprendra le suicide de la persane. Il apprendra qu'en sortant d'un bar où elle venait de prendre une consommation, elle s'est jetée sous les roues d'un camion.

Acte fou; acte irréparable; mais tellement prévisible.

Ce récit, donc, parle du suicide. Mais il ne présenterait aucun intérêt sans sa construction, en spirale. L'irruption chez Moritz, par exemple, est reprise 5 fois. le point de vue, est à chaque fois différent, mais certains mots sont employés de façon répétitive comme pour affiner le récit. On se plait à imaginer le point de vue de ce pauvre Moritz! quel serait sont discours ?. Dirait-il que le narrateur avait l'air d'un fou, lorsqu'il est venu le trouver, "ce jour là"? confirmerait-il que l'arrivée des suisses a été un soulagement pour lui ?. Confirmerait-il qu'il connaissait, depuis longtemps, la maladie du narrateur, mais qu'il n'a jamais voulu aborder ce pb. avec lui ? le récit de l'achat du terrain est repris 5 fois également...
Ce livre ne raconte pas une histoire. La narration importe peu. L'histoire, en effet, peut être résumée en peu de mots. Or, les mots sont répétés et ressassés et c'est ce qui donne, au récit, tout son intérêt. le narrateur explique, par exemple, qu'en raison de sa dépression, il s'est détourné de "son travail intellectuel", de "ses études scientifiques". Et il répète plusieurs fois "mon travail intellectuel", "mes études scientifique". L'auteur souligne, ainsi, le nombrilisme du narrateur. le narrateur confesse qu'en allant chez Moritz, comme un fou, il lui a tendu un "traquenard"; qu'il a débité ses révélations "devant un Moritz, complètement pris au dépourvu, cet après-midi là, par (son) traquenard".
Dès le départ, le narrateur paraît très insupportable. le récit se poursuit; le narrateur explique sa maladie. Il revient sur l'irruption chez Moritz. Il souligne ses scrupules: "je n'avais pas le droit d'exploiter l'hospitalité, la bonté de cette famille (celle de Moritz); "je maltraitais Moritz de la manière la plus abjecte". Mais il explique que cet après midi là, il risquait la "folie complète". le narrateur explique ainsi, qu'il s'agissait pour lui de la seule chance de survie. On se prend, alors, à trouver des circonstances atténuantes au narrateur.

Et c'est ainsi que, traitant des mêmes faits, sous divers éclairages, le lecteur passe dans diverses dispositions qui, au final, nous permettent de mesurer la situation des candidats au suicide: on les trouve insupportables et chiants parce qu'ils sont nombrilistes, mais leur souffrance est aussi insupportable qu'inénarrable. Et c'est à la narration de cette souffrance que s'est attelé Thomas Bernhard en écrivant OUI.

















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J'ai été littéralement ébloui par la sombre beauté de ce roman, qui raconte la lutte du narrateur contre la folie, un chercheur dépressif et suicidaire qui n'a pour tout viatique que « le monde comme volonté et comme représentation » de Schopenhauer et la musique de Schumann. Sa vie va être bouleversée par sa rencontre avec la Persane, une femme qui va le sauver de la folie et se révéler être son alter ego intellectuel.

J'ai englouti ce livre presque d'un seul trait, tant j'ai été comme aspiré par le style tout en ressassements et circonvolutions, avec de longues phrases sinueuses qui n'en finissent pas. Même si d'aucuns diraient que c'est un livre déprimant (on y parle en effet constamment de suicide), j'ai au contraire trouvé sa lecture tout ce qu'il y a de plus revigorante. Si vous ne l'avez pas encore lu, voilà une lecture essentielle.
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Que vous dire de cette lecture à part que je ne l'ai pas aimée du tout, qu'elle m'a été pénible, que je me suis même un peu forcée à la terminer (ce qu'il ne faut jamais faire, je sais !).
C'est bien la première fois que je ferme un livre en me demandant si ce que je viens de lire ressemble à quelque chose, si on m'a réellement raconté une histoire.

Oui est un "non-roman", voilà, et je ne sais comment le dire autrement. Quelle déception !

L'histoire...
Le narrateur, qui nous prend à la gorge dès les premières pages, pour un long monologue halluciné, est heureux de rencontrer chez son hôte favori, en fait son agent immobilier, un couple qu'il nomme immédiatement "Les Suisses". Il s'attache particulièrement à l'épouse, nommée par lui "La Persanne", qui accepte de parcourir avec lui les forêts de Mélèzes et qui lui révèle, petit à petit, le pourquoi de leur installation dans cette contrée inhospitalière.


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Oui, la trame infernale de ce roman laisse pantois. Oui, la déchéance morale et psychologique des deux personnages principaux les entrainent vers une culbute inéluctable. Non sans opposer une résistance farouche aux conséquences maléfiques de leurs passés respectifs.

Mais quelle logique lumineuse et quelle connaissance impressionnante du coeur humain ! Une perle baroque, un cyclone balayant toutes les mièvres constructions du paysage contemporain.
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La lecture de ce livre a été un éblouissement l impression d être guidé par une corde tendue à l extrême au dessus du vide
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Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
Nous n'arrêtons pas de chercher partout des raisons cachées et nous n'avançons pas, nous ne faisons que tout compliquer et embrouiller encore davantage ce qui est déjà assez compliqué et embrouillé. Nous cherchons quelqu'un à accuser de notre sort, que, pourtant, la plupart du temps, si nous sommes honnêtes, nous ne pouvons appeler que malchance. Nous nous creusons la tête pour savoir ce que nous aurions dû faire autrement, ou mieux, ce que nous n'aurions peut-être pas dû faire, parce que nous y sommes condamnés, mais cela ne mène à rien. Nous nous disons : la catastrophe était inéluctable, et, pendant un moment, mais pas longtemps, nous nous tenons tranquilles. Et puis nous recommençons à poser toutes les questions depuis le début, et à creuser, à creuser, jusqu'à ce que nous soyons devenus à moitié fous. À chaque instant, nous sommes à la recherche d'un ou plusieurs coupables, pour que tout devienne supportable, au moins sur le moment, mais, naturellement, si nous sommes honnêtes, nous en revenons toujours à nous-mêmes. Nous avons pris notre parti du fait qu'il nous faut bien, même si c'est la plupart du temps contre notre gré, exister, parce qu'il ne nous restait rien d'autre à faire, et c'est seulement parce que sans cesse et toujours, chaque jour et à chaque instant, nous en avons à nouveau pris notre parti, que nous pouvons aller de l'avant. Et, où nous allons, si nous sommes honnêtes, nous l'avons su toute notre vie, à la mort, mais la plupart du temps, nous nous gardons bien de l'admettre. Et comme nous avons cette certitude de ne rien faire d'autre qu'aller à la mort, et comme nous savons ce que cela signifie, nous essayons de mettre à notre service tous les moyens susceptibles de nous divertir de cette connaissance, et ainsi nous ne voyons dans ce monde, si nous regardons bien, que des gens occupés en permanence et toute leur vie à ce divertissement. Cette affaire qui est chez tous la grande affaire, affaiblit et hâte naturellement l'évolution qui mène à la mort. L'après-midi où les Suisses avaient fait leur apparition, comme j'étais assis à ma place du coin dans la pièce aux classeurs de chez Moritz, j'avais eu cette pensée en regardant et en observant les Suisses. Je m'étais dit : tous ces êtres, quels qu'ils soient, sont entièrement dominés par cette grande affaire, qui consiste à se divertir de la mort qui les attend en tout cas. Tout, chez tout le monde, n'est que divertissement, dérivatif à la mort. Ce qui est surprenant, c'est que j'aie très souvent pu développer ce genre de pensées justement devant Moritz, que j'aie pu parler avec Moritz de pareilles pensées de mort. Pour peu qu'on ait à proximité un seul être avec lequel on puisse, en fin de compte, parler de tout, on tient le coup, autrement, non. Il faut qu'on aille trouver un Moritz pour s'épancher. Maintenant, j'avais la Persane pour ce genre de pensées, et pour les conversations nées de ce genre de pensées, et je ne m'étais pas trompé.
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Le Suisse et sa compagne s’étaient présentés chez l’agent immobilier Moritz juste au moment où, pour la première fois, non seulement j’essayais de lui faire entrevoir, et, pour finir, de lui exposer scientifiquement, les symptômes d’altération de ma santé affective et mentale, mais où j’avais justement fait irruption chez Moritz — qui était sans doute à ce moment-là l’être dont je me sentais le plus proche — pour lui déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie, de mon existence, qu’il ne connaissait jusque-là que par une face externe pas trop irritante et donc nullement inquiétante pour lui, ne pouvant par là que l’épouvanter et le choquer, ne serait-ce que par la soudaine brutalité de l’expérience à laquelle je me livrais, du fait que cet après-midi-là, sans crier gare, je découvrais et dévoilais complètement tout ce que, en dix ans de relations et d’amitié avec lui, je lui avais caché, tout ce que, finalement, peu à peu j’avais cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticuleuse et calculatrice, tout ce que, sans relâche et sans faiblesse envers moi-même, je lui avais soigneusement voilé pour qu ‘il ne puisse rien découvrir de mon existence, aussi tout cela l’avait choqué au plus haut point, le Moritz, mais son épouvante n’avait en rien freiné le mécanisme maintenant impétueusement lancé de mes révélations, naturellement influencé par les conditions atmosphériques, et, peu à peu, comme si je n’avais pu faire autrement, j’avais découvert tout ce qui me concernait devant un Moritz complètement pris au dépourvu, cet après-midi-là, par mon traquenard mental, j’avais découvert tout ce qu’il y avait à découvrir, j’avais dévoilé tout ce qu’il y avait à dévoiler; pendant toute cette scène, je me tenais comme toujours à la place du coin près de la porte d’entrée, en face des deux fenêtres, dans le bureau de Moritz, que j’appelais la pièce aux classeurs, pendant que Moritz, on était déjà fin octobre, était assis en face de moi dans son paletot d’hiver gris souris ayant peut-être déjà trop bu à ce moment-là, je n’ai pas pu m’en assurer dans l’obscurité qui gagnait; je ne l’avais pas quitté un instant des yeux, et, alors que je n’avais plus mis les pieds chez Moritz depuis des semaines, alors que, depuis des semaines, je n’avais plus eu d’autre ressource que moi seul, c’est-à-dire ma tête à moi et mon corps à moi, et que j’avais passé dans la plus intense concentration à propos de tout un temps beaucoup trop long pour qu’il ne m’ait pas usé les nerfs, on aurait dit que, cet après-midi-là, résolu à tout ce dont j’espérais le salut, j’avais enfin surgi hors de ma maison humide et froide et sombre, à travers la forêt étouffante et serrée, et m’étais précipité sur Moritz, à la fois victime et sauveteur, bien décidé — je me l’étais promis pendant le trajet jusque chez lui — à ne plus le lâcher sans l’avoir accablé de mes révélations et de mes griefs à vrai dire assez déplacés, ni avant d’avoir atteint un degré tolérable de soulagement, et donc, avant de lui en avoir découvert et dévoilé le plus possible sur mon existence, que je lui avais soigneusement dissimulée pendant toutes ces années.
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D'un autre côté, comme je le sais sans l'ombre d'un doute par l'expérience de toute ma vie, les pensées absurdes sont souvent justement les pensées les plus claires, et les plus absurdes les plus importantes de toutes. En me détournant de mes travaux scientifiques, en me rappelant à nouveau ma grande prédilection pour la musique, en reprenant à partir de la fin de l'été ma confrontation avec Schumann, j'avais pensé échapper à ma maladie, ce qui s'était révélé être une erreur. La musique n'avait pas cette année le même effet sur ma téte et sur tout mon être que les années précédentes, chaque fois c'était la musique qui m'avait sauvé d'un naufrage certain et de l'anéantissement, mais ce dernier recours n'agissait pas cette année. J'étais allé, c'est ainsi que je me revois nettement maintenant, avec toutes les forces qui me restaient et avec mes partitions de Schumann, dans la pièce que j'appelais la pièce aux araignées, la plus froide de la maison, juste à côté de la pièce aux livres, et j'avais essayé de recommencer à m'expliquer à fond avec Schumann. Toute ma vie, Schumann m'a hanté, comme aucun autre compositeur, Schopenhauer le philosophe d'une part, Schumann le compositeur d'autre part, mais tout à coup je n'avais plus trouvé accès à cette musique de Schumann, et je m'étais dit : voilà que tout à coup tu ne trouves plus accès à cette musique de Schumann à laquelle tu as toujours eu accès, la musique de Schumann a toujours été pour moi le salut, tout comme Le Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer d'un autre côté, et j'ai dû renoncer à ma tentative de me sauver de mes dépressions grâce à Schumann. J'étais, comme bien peu de gens, capable de me retirer tout seul dans un coin avec une partition, et d'entendre la musique contenue dans la partition, je n'avais pas besoin d'instruments, au contraire, sans les instruments de l'orchestre, j'entendais la musique beaucoup plus claire, plus pure, ce qui était authentique pour moi, c'était d'entendre son architecture, en ne l'écoutant qu'à l'aide de la partition, et, bien entendu, dans le plus grand silence ambiant possible. Pour cela, il est indispensable d'avoir l'oreille absolue. Ni Schopenhauer ni Schumann n'avaient provoqué ne serait-ce qu'une atténuation de mon état, un apaisement donc de mon état affectif comme de mon état mental, qui étaient toujours aussi intensément affectés par ma maladie. Mon état mental et mon état affectif en étaient toujours au même point. Pendant des années il m'avait été possible d'être sauvé par Schopenhauer, et sinon par Schopenhauer, par Schumann, mais maintenant aucun des deux, malgré tous mes efforts, n'agissait plus sur moi. Comme si tout avait été mort en moi, en ce qui concerne Schopenhauer et aussi Schumann. C'est justement à ces deux-là que lout mon être avait toujours été le plus réceptif et le plus reconnaissant, et voilà que je n'en avais plus ni le goût ni la compréhension. Et c'est cela, de ne plus pouvoir être sauvé ni par Schopenhauer ni par Schumann, cette épouvantable découverte qu'il est vraiment possible, devant Schopenhauer comme devant Schumann, d'être mort par l'esprit et par les oreilles, c'est l'inouï de cette révélation que j'étais complètement immunisé contre la philosophie comme contre la musique, qui m'avait probablement précipité dans cet état de tout mon être, de ma tête et de mon corps n'en pouvant littéralement plus, et j'étais sorti de ma maison, et j'avais couru à travers la forêt chez Moritz. Et, effectivement, je me rappelle qu'à peine arrivé chez Moritz je lui avais dit : ni Schopenhauer, ni Schumann, ce qu'il n'a sans doute absolument pas pu comprendre, car je n'avais pas pu mieux m'expliquer. Le fait que tout d'un coup je n'aie plus accès ni à Schopenhauer ni à Schumann, ceux à qui j'avais toujours eu accès aussi loin que je me souvienne, m'avait plongé dans cet état d'angoisse meurtrière, et il fallait, si je ne voulais pas devenir délirant ou carrément fou furieux, que je sorte et que j'aille chez Moritz. L'atrocité soudaine de cette crise avait au moins eu pour effet de me chasser de chez moi et de me pousser chez Moritz. Ni Schumann, ni Schopenhauer, avais-je dit à Moritz, en m'installant à ma place du coin dans sa pièce aux classeurs, avant d'agresser Moritz avec tout ce qui me passait par la tête, et certainement de le blesser de la manière la plus déplacée. Et puis, tout à coup, les Suisses avaient fait leur apparition, ils étaient entrés dans la maison de Moritz, et cela avait été le tournant, et donc le salut.
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incipit :
Le Suisse et sa compagne s'étaient présentés chez l'agent immobillier Moritz juste au moment où, pour la première fois, j'essayais de lui faire entrevoir, et, pour finir, de lui exposer scientifiquement, les symptômes d'altération de ma santé affective et mentale, mais où j'avais justement fait irruption chez Moritz - qui était sans doute à ce moment-là l'être dont je me sentais le plus proche - pour lui déballer tout à trac et sans le moindre ménagement la face cachée, pas seulement entamée, mais déjà totalement dévastée par la maladie, de mon existence, qu'il ne connaissait jusque-là que par une face externe pas trop irritante et donc nullement inquiétante pour lui, ne pouvant par là que l'épouvanter et le choquer, ne serait-ce que par la soudaine brutalité de l'expérience à laquelle je me livrais, du fait que cet après-midi-là, sans crierg gare, je découvrais et dévoilais complètement tout ce que, en dix ans de relations et d'amitié avec lui, je lui avais caché, tout ce que, finalement, peu à peu j'avais cherché à lui dissimuler avec une ingéniosité méticulause et calculatrice, tout ce que, sans relâche et sans faiblesse envers moi-même, je lui avais soigneusement voilé pour qu'il ne puisse rien découvrir de mon existence,
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au fur et à mesure que je pénétrais plus avant, et avec plus de rigueur, dans mon travail scientifique, je m'étais de plus en plus (et, je le comprenais tout à coup, de la manière la plus dangereuse) éloigné et coupé de tous ces êtres, et, à partir d'un certain moment, je n'avais plus eu la force de renouer toutes ces relations vitales pour l'esprit ; sans doute j'avais bien « compris tout à coup que, sans ces contacts, avant longtemps, je ne pourrais probablement plus penser et bientôt même plus vivre, mais je n'avais pas eu la force d'arrêter par la seule initiative de mon esprit ce que je voyais déjà me tomber dessus, l'étiolement de ma pensée, provoqué par le fait que je m'étais délibérément coupé de tous les êtres avec qui j'avais un contact intellectuel, enfin l'abandon volontaire de tout contact autre que les plus indispensables, dits « indigènes » à l'occasion des besoins les plus élémentaires de l'existence, dans ma maison et ses environs immédiats, et il y avait déjà des années que j'avais renoncé à toute correspondance, en m'enfonçant complètement dans mes travaux scientifiques, j'avais laissé passer le moment où il aurait encore été possible de reprendre ces contacts et ces correspondances abandonnés, toutes mes tentatives en ce sens avaient régulièrement échoué, parce qu'au fond je manquais déjà complètement, sinon de la force, du moins probablement de la volonté d'entreprendre ces actions, et bien qu'ayant en réalité parfaitement compris que la voie que j'avais prise et que je suivais depuis des années déjà n'était pas la bonne voie, qu'elle n'était que la voie menant à l'isolement total, l'isolement non seulement de ma tête et de ma pensée, mais en fait l'isolement de tout mon être, de toute mon existence déjà depuis toujours épouvantée par cet isolement, et je n'avais plus rien entrepris contre cela, j'avais continué sur cette voie, bien que toujours épouvanté par l'implacable logique de cette voie, constamment angoissé par cette voie sur laquelle je ne pouvais pourtant pas faire demi-tour ; j'avais très tôt prévu la catastrophe, mais je n'avais pas pu l'empêcher, et, en fait, elle avait déjà eu lieu beaucoup trop tôt pour que je puisse la reconnaître pour ce qu'elle était.
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Vidéo de Thomas Bernhard
Le 17 mars 2021 a disparu le comédien Jacques Frantz.
Sa voix de basse, puissante, vibrante et expressive, était particulièrement appréciée dans l'art du doublage. C'est tout naturellement que, en 2007, il a rejoint les grandes voix de « La Bibliothèque des voix » pour immortaliser dans un livre audio l'ancien acteur shakespearien désabusé dans la pièce de Thomas Bernhard « Simplement compliqué ».
Nous partageons cet extrait pour lui rendre un dernier hommage et adressons nos pensées émues à sa famille.
- - - Le texte imprimé de « Simplement compliqué » de Thomas Bernhard a paru chez L'Arche Éditeur, en 1988. Direction artistique : Michelle Muller.
+ Lire la suite
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