3 octobre 1933, dans le port de Saigon, capitale
de l’Indochine française – aujourd’hui Hô Chi Minh-
Ville, au Vietnam –, Marguerite Donnadieu, 19 ans
et demi, est accoudée au bastingage du Porthos.
Elle regarde une dernière fois les rives de sa
terre natale et les eaux jaunes du Mékong, encore
lourdes des pluies de mousson. Lentement, dans un
mugissement plaintif, le paquebot de cent soixante
mètres de long s’arrache au quai. La compagnie
Air France vient d’être créée, mais un envol trop
brutal ne conviendrait guère à cette seconde naissance.
En revanche, un bateau arborant le nom de
l’un des trois mousquetaires d’Alexandre Dumas
est un parrainage littéraire et guerrier assez approprié
à la situation d’une jeune bachelière partant à la
conquête de Paris. À la distribution des prix du
5
12 juillet, l’élève de terminale, section philosophie,
inscrite en annamite première langue vivante, n’a pas
remporté de lauriers, mais qu’importe, elle a réussi
le baccalauréat. Un sésame pour l’université, dont,
à l’époque, peu de femmes peuvent se prévaloir.
Marguerite Donnadieu a choisi l’instrument de
son combat : ce seront les mots, comme elle s’en
souviendra cinquante ans plus tard, devenue pour
tous Marguerite Duras, dans son roman le plus lu,
L’Amant. « Je veux écrire. Déjà je l’ai dit à ma mère :
ce que je veux c’est ça, écrire. Pas de réponse la
première fois. Et puis elle demande : écrire quoi ?
Je dis des livres, des romans. Elle dit durement :
après l’agrégation de mathématiques tu écriras si
tu veux, ça ne me regardera plus. Elle est contre ce
qui n’est pas méritant, ce n’est pas du travail, c’est
une blague – elle me le dira plus tard : une idée
d’enfant. »
Paradoxalement, ce qui fut une relation asservissante de la mère à la fille rend la séparation plus complexe que ne l’aurait fait un vrai lien d’amour nourricier. Plus de cinquante ans après, Marguerite en parlera encore: «Je suis encore dans cette famille. C’est là que j’habite à l’exclusion de tout autre lieu. C’est dans son aridité, sa terrible dureté, sa malfaisance que je suis le plus profondément assurée de moi-même…» (L’Amant).
Elle n’a rien à perdre en quittant une colonie au sein de laquelle sa famille d’enseignants, attachée au travail et au gain plus qu’à l’apparence, est restée assez en marge de la bourgeoisie d’expatriés. Et tout à gagner: la réussite d’une jeune femme qui prétend à des études supérieures pour se tailler une place dans la société commence à ne plus être une utopie dans la capitale française.
À 19 ans, Marguerite est donc loin d’être naïve. Elle a déjà commencé à se nourrir et à souffrir de l’amour des hommes. Elle y aspire, autant qu’elle le redoute et ne peut y croire. Ce sera, avec l’écriture, la grande affaire de sa vie.