Orages d'acier est un mélange de tout ce que recèle la guerre en même temps que tous les sentiments qu'elle suscite. C'est le livre d'un vaincu, dont le goût de l'héroïsme jusqu'au-boutiste peut parfois dérouter, mais il y a dans ces pages un témoignage d'une puissance rare.
Puissance souvent ténébreuse, exprimée notamment par des phrases telles que celle-ci : « Parmi ces grandes images sanglantes, il régnait une gaieté sauvage, inconnue. » Vérité, honteuse peut-être et pourtant bien réelle, comme l'auteur le note lors d'un assaut : « Quand nous avançâmes, une fureur guerrière s'empara de nous, comme si, de très loin, se déversait en nous la force de l'assaut. Elle arrivait avec tant de vigueur qu'un sentiment de bonheur, de sérénité me saisit. »
Revers de la médaille, cette constatation qui hante l'avenir de nombreux combattants, une fois le feu de la guerre éteint : « Il existe une responsabilité dont l'État ne peut nous décharger ; c'est un compte à régler avec nous-mêmes. Elle pénètre jusque dans les profondeurs de nos rêves. »
Jünger – qui s'appuie sur des carnets remplis sur le front pour livrer son témoignage – analyse ainsi de terribles sentiments qu'il lui arrivait d'éprouver lui-même et plus seulement de constater chez les autres : « Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque. » Plus loin, il écrit : « L'oeil et l'oreille étaient comme fascinés par cette destruction tourbillonnante. »
Mais si, au début, il y a le « courage de l'inexpérience », assez vite surviennent des remarques qui crient l'absurdité de cette guerre fratricide, ce suicide de l'Europe : « Les manifestations de la volonté guerrière me paraissaient étranges et incohérentes, comme des chaînes d'événements sur un autre astre. » La désolation devient l'ordinaire : « Pas de pied de terre où ne se fût joué un drame, pas une traverse derrière laquelle ne fût embusqué le destin, jour et nuit, prêt à accueillir au hasard une victime. » C'est là une « orgie de destruction » où l'on erre « comme un immense tas de décombres au-delà du monde connu ».
Précipité dans des batailles particulièrement éprouvantes – comme celles de la Somme ou Cambrai –, le lieutenant Jünger retranscrit avec un sens visuel implacablement net la réalité de la mort : « L'odeur de décomposition, dans cet air lourd, avait crû jusqu'à devenir intolérable » ; « Des filets de sang, à la surface de certains trous de marmite, révélaient que déjà plus d'un homme s'y était englouti ».
Le lieutenant Jünger est un observateur méticuleux de son environnement, il décrit la guerre dans ses moindres détails, même les plus vils, comme la destruction systématique des villages et l'empoisonnement des puits en prévision de l'avancée ennemie : « Ce fut la première fois où je vis à l'oeuvre la destruction préméditée, systématique, que j'allais rencontrer jusqu'à l'écoeurement dans les années suivantes. »
Orages d'acier, qui raconte les divers « visages » de la guerre, est aussi une oeuvre littéraire à part entière, et ne saurait être cantonné au simple témoignage. Dans ces pages naissait un écrivain, ce que l'avenir ne démentit pas…
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