Une attention inégalable pour le monde, une hauteur de ton faite d'autant de distance que de force, une fermeté de caractère qui n'exclue pas la rêverie, la contemplation ruineuse, les éclats ; — mais qui entend parler de ceci et de celà avec un esprit dégagé du tumulte, qui aurait pris le temps de laisser les choses s'y imprimer : révélant peut-être, par un décalque énigmatique, leur substance profonde, cachée.
Si je n'aurai jamais le stoïcisme de Jünger — son menton relevé, pour parler en physignomoniste —, ce n'est ni de ma faute ni de la sienne : je ne crois pas que cette hauteur de vue soit ce qui compte le plus. Ceci dit, c'est une distance particulière qu'il instaure entre lui et le monde, comme la tête du nageur hors de l'eau, qui se baigne toujours, et peut-être d'autant plus qu'il arrive à respirer ; — ainsi de Jünger et de la vie autour. Un assez grand monsieur, qui se hisse parfois presque trop haut pour qu'on le suive toujours du regard, mais qui revient sans faute vers le sol, — ne serait-ce que pour y dénotter les espèces vivantes, les fleurs, les insectes, les pierres.
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Sorte de recueil d'aphorismes, de nouvelles et de réflexions plus longues, à la compréhension difficile, mais souvent lumineux à l'issue de plusieurs lectures. Plusieurs raisonnements sur les correspondances entre les couleurs et les états d'âme. A ne pas mettre forcément entre toutes les mains, et je déconseille d'entrer dans l'oeuvre de cet auteur par ce livre.
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LE GRAND FORESTIER
L'immense forêt que je parcourais m'était à la fois familière et inconnue. Elle se composait de bois régulièrement entretenus qui le dimanche fourmillaient de citadins ; mais la forêt primitive y formait aussi des îles, avec des chaînes de montagnes d'un accès difficile. J'avais pénétré dans sa profondeur, afin d'y chercher le Grand Forestier, car j'avais appris qu'il entendait faire disparaître un adepte parti pour chasser la vipère bleue.
Je le rencontrai dans la salle gothique de son pavillon de chasse, qui ressemblait à un musée d'armes. Tous les murs en étaient tapissés de pièges. Ils disparaissaient sous les chausse-trapes, les nasses, les filets, les lacs, les ratières. Au plafond pendait une collection de lacets et de noeuds méchamment tressés, alphabet confus, et chaque lettre attendait sa proie. Même le candélabre répondait à cet arrangement : ses bougies étaient fixées sur les pointes d'un grand piège à dents en forme d'anneau. Il était de cette espèce qu'on dissimule en automne dans les chemins forestiers les plus reculés sous un tapis de feuilles mortes, et qui, au plus léger contact d'un pied humain, se referment d'un coup à hauteur de poitrine, telle un mâchoire mortelle. Aujourd'hui cependant ses dents s'apercevaient à peine, car, en l'honneur de ma visite, elles étaient cachées dans une couronne faite d'un entrelacs de houx vert pâle et de sorbier aux baies rouges.
LE LYS TIGRÉ
Lilium tigrinum. Pétales fortement cambrés, d'un rouge cireux, tel du fard, délicat mais d'une grande luminosité, et parsemés de nombreuses taches ovales d'un bleu noir. Ces taches sont réparties d'une manière qui donnerait à penser que l'énergie vivante dont elles procèdent va peu à peu s'affaiblissant. Ainsi, elles manquent totalement à la pointe, tandis que vers le fond du calice, elles jaillissent avec tant de vigueur qu'elles sont en haut de grandes excroissances charnues, espèces d'échasses. Étamines aux couleurs narcotiques d'un velours brun rougeâtre et sombre, écrasé en une poudre.
Leur aspect fait songer à la tente de quelque magicien de l'Inde, au fond de laquelle résonne une subtile musique préparatoire.
(incipit)
LE GRAND FORESTIER
Le Grand Forestier était assis derrière une massive table de bois d'aulne rougeâtre, qui prend dans la pénombre une sorte d'éclat phosphoreux. Il s'occupait à nettoyer de petits miroirs tournants avec lesquels on prend les alouettes en automne. Après qu'il m'eut salué, nous nous engageâmes dans une conversation animée touchant les droits de chasse sur les pentes où vit la vipère bleue. Comme j'avais remarqué que, durant cet entretien, il modifiait parfois, imperceptiblement, la disposition des miroirs à alouettes, je me tenais fort sur mes gardes. Son attitude était du reste très singulière ; au lieu de répondre, durant de longs moments de notre débat il se contenta de tirer de sa poche différents pipeaux sur lesquels il sifflait, bramait ou appelait. Cependant, aux endroits importants de la conversation, il reprenait chaque fois une grande flûte de bois imitant le coucou, et il la faisait résonner des sons de la musique du coucou. Je compris que c'était là sa façon de rire.
ENDIVES VIOLETTES
J'entrai dans ce riche magasin de mangeailles parce qu'une espèce toute particulière d'endives violettes exposées en vitrine avait attiré mon attention. Je ne fus pas surpris d'entendre le vendeur m'expliquer que la seule viande à laquelle on pût joindre ce légume était la viande d'homme, je dirais plutôt que j'en avais eu l'obscur pressentiment.
Suivit un long entretien sur la façon de préparer le plat ; puis nous descendîmes dans les glacières, où je vis les hommes, suspendus aux parois comme les lièvres à l'éventaire d'un marchand de gibier. Le vendeur insista particulièrement sur le fait que j'avais devant moi des pièces provenant sans exception de la chasse, et non point engraissées en série dans les élevages : "plus maigre, mais - je ne dis pas ceci pour faire de la réclame - beaucoup plus aromatique." Les mains, les pieds et les têtes étaient exposés à part dans des plats, et l'étiquette avec le prix était piquée dedans.
Comme nous remontions dans l'escalier, je fis cette remarque : "J'ignorais que dans cette ville on eût déjà atteint ce degré de civilisation." Le vendeur, un instant, parut s'étonner ; puis il prit congé de moi sur un courtois sourire.
DANS LES JOURNAUX
" O mes petits, je vous retrouve quand même ! "
Ces paroles dites par une mère devant les cercueils de ses deux fils morts nous sont rapportées ce matin par les journaux. Je n'ai pu m'empêcher d'en être longtemps occupé, ma pensée suivant à ce propos plusieurs directions. J'admirais, entre autres, que, dans une époque où la langue est en pleine dissolution, une simple femme ait pu former une phrase d'une force aussi irrésistible.
L'événement en lui-même ne sortait pas du cadre des faits divers. Deux jeunes ouvriers, deux frères, qui, depuis un certain temps déjà, tournaient mal, avaient été pris sur le fait ; une longue chasse à l'homme avait suivi. La battue se resserrait toujours, on les avait enfin cernés dans une maison et abattus après un long échange de coups de feu. Je suppose qu'on n'avait amené cette femme devant ses fils qu'après que les autorités eurent fait les besognes qui sont d'usage en pareil cas. La maréchaussée, le parquet, les médecins avaient déjà rempli leur mission, mais quelques-uns peut-être étaient encore présents, avec les journalistes, et n'en doutons pas, les inévitables badauds poussés par la curiosité.
À travers les différents ouvrages que l'auteur a écrit pendant et après ses voyages à travers le monde, la poésie a pris une place importante. Mais pas que ! Sylvain Tesson est venu sur le plateau de la grande librairie avec les livres ont fait de lui l'écrivain qu'il est aujourd'hui, au-delàs de ses voyages. "Ce sont les livres que je consulte tout le temps. Je les lis, je les relis et je les annote" raconte-il à François Busnel. Parmi eux, "Entretiens" de Julien Gracq, un professeur de géographie, "Sur les falaises de marbres" d'Ernst Jünger ou encore, "La Ferme africaine" de Karen Blixen.
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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