Economie. Malaise. Emotion.
On a tous des souvenirs de lecture. On se souvient où et quand. Dans la fraicheur de l'automne, face au lac d'Annecy, à la tombée du jour.
On retrouve dans «
le Lac », du prix Nobel de littérature
Yasunari Kawabata, paru en 1955, une esthétique proprement japonaise, assez semblable chez Mishima (avec lequel il entretint une longue correspondance) ; cette chape de plomb de la pudeur qui, lorsqu'elle se brise donne aux émotions surgissantes une pureté diamantine.
Malgré ces effarements, la lame de fond du livre reste monochrome, pour mieux contraster avec les quelques pics d'émotion qui submergent les personnages, le tout dans une atmosphère vespérale.
Les personnages, pareils aux pensées humaines, vont et viennent imperceptiblement entre le présent, les alcôves de la mémoire et le bourgeonnement des possibles.
Il y a bien quelques dialogues, superbes dans leur économie (c'est l'art le plus compliqué : faire simple), mais c'est avant tout un roman de pensées errantes, entrailles des sentiments et ressorts des actes.
« Tu croises un être. Lui va dans un sens et toi dans l'autre. » le personnage principal, Gimpaï, est tout en pensées, celle de suivre des yeux sa perfection physique, croisée dans une rue jusqu'à la perdre de vue car il ne la reverra jamais. Nous assistons à ce que peut ressentir, dans sa sensibilité, le voyeuriste, ce traqueur rétinien, camé à la beauté.
Il y a de l'inexplicable, de l'injustifiable, de l'illogique, c'est salvateur, notamment l'épisode du sac. L'auteur nous pousse à regarder en face la beauté et la pureté d'une jeune écolière nippone et son contraste avec la laideur des pieds de Gimpaï ou celle du riche vieillard qui entretient Mizuki Miyako.
Une gêne s'installe et nous poursuit jusqu'à la fin du roman. Gimpaï est-il un « pervers » ? Il y a comme une fragrance d'audace mêlée d'aigreur à faire de cet anti-héros le sujet sensuel du livre.
« le dire à quelqu'un, c'est le dire à tout le monde. » Les personnages ont en commun le goût du secret, Gimpaï notamment en fait l'apologie à la jeune fille qui voudrait s'ouvrir à sa meilleure amie uniquement car elles partagent tout. Pour lui, on ne peut pas sainement tout partager avec quiconque, d'autant qu'un « secret que l'on garde est plein de douceur, plein de gaieté. Arrive-t-il à transpirer, il devient un démon assoiffé de vengeance. »
Mais les protagonistes semblent fatigués d'étouffer leurs abîmes de tristesses et de frustrations. Ils sont en tension, toujours proches du basculement.
Prêts à bazarder leurs vies d'habitudes et de refoulements inconfortables avec toute l'angoisse que cela apporte. Prêts à saisir l'occasion d'entrer en contact avec une passante, à transcender la traque en rencontre, à dépasser l'objet du désir dans l'altérité.
Tout ça dans un laps de temps si court que le premier angle de rue ou le moindre portillon peuvent refermer à jamais ces propensions, ces appels d'yeux, ces conjonctures uniques. Les personnages se tâtent, hésitent, sous la pression de l'angoisse du possible et du « tic-tac » de l'aiguille d'adrénaline... On pourrait dire à Gimpaï : vas-y fonce ! Dans la vie le "non" nous est acquis on ne risque qu'un "oui".
Comme en haut du plongeoir on prend son élan pour ne réaliser qu'un saut terriblement frustrant dans le refuge de l'imaginaire, glacé comme un lac en hiver.
C'est un récit de « l'humus intime » pour reprendre le mot de Musil, des « plus gros conflits intérieurs de l'esprit » comme l'eût dit Kierkegaard, où la réalité se brouille et cède le pas au fantasme. Les personnages se noient, au fond de ce roman lacustre, dans leur nostalgie.
A l'instar de ses personnages, ce roman du soleil couchant s'arrête au milieu du guet, à mi-chemin, et laisse le lecteur une ultime fois témoin d'une chasse à la beauté, mais celle, conviviale, enfantine, peut-être prémonitoire, des lucioles au crépuscule.