"Je n'espère rien,
je ne crains rien,
je suis libre."
(Epitaphe de N. Kazantzakis)
Quand vous vous baladez sur les remparts d'Héraklion en Crète où
Nikos Kazantzakis est enterré, vous vous dites que finalement, l'endroit n'est pas si mauvais que ça. Lui accorder le dernier repos en terre consacrée n'était pas tout à fait envisageable, car même s'il pensait d'abord à une carrière religieuse, il s'est quelque peu brouillé avec l'Eglise, en lui préférant la philosophie de Bergson et de
Nietzsche, et sa propre pensée. Mais après tout, une belle vue sur la mer et le vent dans les cheveux : quoi d'autre peut mieux symboliser cet éternel désir grec de la liberté ?
J'aime ses livres. Il a parfaitement saisi "l'âme grecque" dans tous ses états, et il est imbattable pour décrire ce mélange de nationalisme, religion et spiritualité avec une bonne dose de fanfaronnade. Que ce soit dans "
Alexis Zorbas", dans l'autobiographique "
Lettre au Greco", ou dans ses livres qui ont pour thème la religion. La religion, ou plutôt les doutes qu'elle peut engendrer, car malgré la "simplicité" de l'écriture qui lui était souvent reprochée par ses contemporains, sa "Dernière tentation du Christ" s'est retrouvée assez rapidement sur l'Index du Vatican. C'est le thème récurrent chez Kazantzakis, qui trouve peut-être son aboutissement, justement, dans "
Le Christ recrucifié".
Mais de quelle religion s'agit-il ? Celle de Pope Grigoris et des notables qui vont embrasser les icônes à l'église et compter leur jarres d'huile et de vin une fois rentrés à la maison, ou celle de Manolios, un simple berger qui veut suivre à la lettre le message des Evangiles ? Quel est véritablement le message légué par le Christ : message de paix, ou message de guerre ? Une belle partie de l'Humanité prétend accepter et suivre les préceptes des Evangiles, mais êtes-vous vraiment prêts à "tendre l'autre joue" ? Renoncer à tous vos biens et même à l'amour ? Quel serait le destin du Sauveur, s'il revenait sur Terre ?
Lycovrissi est une riche bourgade en Anatolie. La communauté grecque vit sous la domination de l'agha turc, mais le cruel agha se fiche un peu de la vie de ses "Roumis", tant qu'ils ne se tapent pas entre eux et tant qu'il y a assez de raki à boire.
Selon la tradition, tous les sept ans, la Passion du Christ est rejouée à Pâques par les villageois, dans la veine des anciens mystères. On choisit soigneusement les acteurs une année en avance, ainsi ont-ils tout le temps de se préparer pour leur rôle.
Kazantzakis a l'occasion de déployer une palette de caractères typiques : le jeune berger Manolios dans le rôle du Christ, ses amis Michélis et Yannakos en apôtres, la belle veuve Katerina en
Marie-Madeleine, le bougon cordonnier Panayotis en Judas. D'autres personnages complètent le tableau dans le style presque archétypal : l'avare Ladas et sa femme demi-folle, le gros pope Grigoris, le notable Patriarchéas, l'instituteur féru d'hellénisme... la scène pour la Passion est prête !
Au moment où arrive au village un groupe de réfugiés grecs pour demander l'asile, les parallèles avec l'histoire biblique commencent à se déployer comme une évidence.
Une sorte de "comédie humaine" transformée en "Divina Commedia" sur la scène du grand theatrum mundi.
Le groupe des affamés menés par le père Photis se fait chasser du village par les notables, et leur seul espoir de survie reste Manolios et ses amis, qui vont prendre leurs rôles à coeur avec une authenticité effrayante. de quel côté se tourner ? Existe t-il quelque chose comme la "justice suprême"? Kazantzakis va soulever un tas de questions, en nous nommant les seuls arbitres de son histoire.
Les dernières pages où le Judas-Panayotis accompagne Manolios devant l'agha, tandis que dehors hurle la foule fanatisée qui réclame le bouc émissaire, suivent déjà presque pas à pas le texte biblique. Commencée à Pâque, l'histoire se finit dans une flaque de sang au sol de l'église, le jour de Noël :
"Le père Grigoris fit le signe au sacristain; celui-ci s'approcha en titubant.
-Ouvre la porte, lui dit le pope, et viens vite laver les dalles. N'oublie pas que ce soir, à minuit, c'est la Nativité."
L'histoire de Kazantzakis est dure, même s'il montre beaucoup de compassion pour tous ses personnages. Il avait un respect profond pour le message biblique, mais dans ses livres il veut nous faire comprendre qu'il n'existe pas un seul visage du Christ, tout comme ces deux sculptures différentes que Manolios taille au début et à la fin du livre. L'Humanité est-elle déjà "sauvée", peut-elle encore l'être, ou va-t-elle recrucifier ses Sauveurs à l'infini ? 5/5