Inspiré de faits réels, «
A la grâce des hommes » est un roman historique relatant le destin tragique d'Agnes Magnúsdóttir qui fut la dernière femme à être publiquement exécutée en Islande en 1830 après avoir été accusée du meurtre de deux hommes. Si le cas d'Agnes est méconnu en France, l'affaire fit en revanche grand bruit en Islande. Natan Ketilsson, l'une des deux victimes, était un personnage public qui entretenait d'étroites relations avec de nombreux poètes et libres penseurs.
Le roman de
Hannah Kent s'ouvre sur l'annonce d'une décision pour le moins effarante pour le lecteur de notre époque. Ayant choisi d'exécuter Agnes dans le canton où le crime a été commis, et ne disposant d'aucun édifice public susceptible d'accueillir les prisonniers, les autorités décident de loger les condamnés dans les fermes du canton « auprès de bons chrétiens susceptibles de leur inspirer du repentir, et pour lesquels ils travailleront en attendant leur exécution ». Jon Jonsson et sa famille se voient donc désigner pour loger la criminelle. Une décision qui, loin de ravir les principaux intéressés, engendre bientôt des tensions au sein du foyer et de la communauté locale.
Précédée par sa réputation de meurtrière, Agnes inspire une véritable terreur chez ses logeurs et nous intrigue avant même son arrivée dans son lieu de détention. Pourtant, la jeune femme qui franchit le seuil de la ferme n'a rien d'un monstre sanguinaire. Sale, chétive, très affaiblie par les mauvais traitements dont elle a fait l'objet, la criminelle offre un tableau déconcertant à la famille qui l'accueille.
Kent brosse habilement le portrait de cette famille ordinaire confrontée malgré elle à des évènements exceptionnels. L'auteure croque avec beaucoup de justesse les réactions inspirées par une telle situation, témoignant d'un talent certain à saisir les comportements humains.
Les détails de la vie d'Agnes, de son enfance difficile à la nuit du drame, nous sont narrés à travers ses souvenirs et ses discussions avec Thorvadur Jonsson, le sous-révérend choisi par la jeune femme pour être son directeur de conscience. Durant ces longs mois d'attente, l'inexpérimenté révérend Tóti tient davantage le rôle d'auditeur des monologues d'Agnes que de guide spirituel. La sincérité et la dignité avec lesquelles la condamnée se livre imprègnent son récit d'une force tranquille qui berce le lecteur page après page.
Au fil des mois, le lecteur assiste ainsi à la lente métamorphose d'Agnes aux yeux de ses détenteurs. La crainte des premiers jours laisse peu à peu place à la curiosité, et les habitants de la ferme réalisent progressivement que la vérité est beaucoup plus complexe que la version officielle. Loin de la victime innocente à laquelle on veut bien faire croire, Natan Ketilsson apparaît comme un personnage trouble, manipulateur, aussi adulé que détesté dans la communauté. Tandis que se dessinent peu à peu les contours du drame qui se prépare, la date fatidique de l'exécution d'Agnes se fait elle aussi de plus en plus imminente. La superposition de ces deux évènements engendre une montée en puissance en rythme et en tension. L'atmosphère déjà oppressante devient suffocante pour le lecteur qui retient son souffle jusqu'à la dernière page.
Kent a construit son roman sur la base de documents réels, incluant des correspondances, des notes publiques ainsi que des poèmes datant de l'époque des faits. L'auteure émaille son récit des traductions de certains de ces documents. le style froid et formel de ces encarts tranche avec la narration éthérée où se mêlent les descriptions des paysages d'Islande à l'atmosphère ouatée des confidences. La narration passe alternativement de la première à la troisième personne dans un mouvement de perspective habilement mené par l'auteure et rappelant certains procédés cinématographiques. L'écriture de Kent est ainsi très visuelle et nous catapulte immédiatement dans la ferme de Kornsa où l'étendue des paysages nordiques offre un contraste saisissant avec la promiscuité dans laquelle vivent les personnages. Entre immensité et confinement, violence et poésie, amour et haine, le roman de Kent est un jeu de clair-obscur permanent. Grâce à un talent de conteuse hors pair, l'auteure restitue avec brio la beauté sauvage des paysages d'Islande ainsi que le froid mordant du blizzard. Mais au-delà de l'aspect purement esthétique du récit et à l'image du climat impitoyable, elle nous dépeint surtout les contours d'une société féroce, minée par les inégalités et qui entend faire d'Agnes un exemple.
Avec «
A la grâce des hommes »,
Hannah Kent réussit ainsi la délicate prouesse d'extraire d'une sordide histoire de meurtre le récit bouleversant d'une femme qui n'aura eu de cesse de se faire rejeter par tous les gens qu'elle a aimés. Sans attaches, ne pouvant compter que sur elle-même, la force avec laquelle Agnes persiste à affronter les épreuves est aussi admirable que poignante.
Sans jamais sombrer dans la caricature ni verser dans le larmoyant,
Hannah Kent nous offre ainsi un roman pudique et d'une grande sincérité, qui n'a d'autre prétention que celle de restituer au personnage d'Agnes Magnúsdóttir la part d'humanité dont elle a longtemps été privée.
Un portrait absolument saisissant d'une femme au destin hors du commun, et dont l'histoire hante durablement le lecteur, longtemps après avoir tourné la dernière page.
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