Enquête en sol mineur
La vengeance post-deuxième guerre mondiale est un plat bien souvent proposé au menu du polar hexagonal. Avec plus ou moins de réussite, voire de crédibilité. Celui de la Mosellane Alice Kiner échappe au piège pour avoir associé au souvenir de la période si terrible de l'Occupation dans le nord lorrain un autre drame –économique et social, celui-là- la fin des mines, où se cristallisait l'activité majeure d'une région sinistrée depuis. Et qui subit désormais le dernier épisode de cet abandon industriel, l'ennoyage des galeries et les effondrements miniers, que l'auteur dans sa postface regrette qu'ils aient été si peu relayés par la presse nationale. Ce furent d'autres drames humains (maisons qui s'écroulent comme à Auboué, patrimoine complètement dévalué).
C'est sur ce riche terreau romanesque (« une région faite de pièces et d'accrocs ») qu'Alice Kerner inscrit son intrigue policière en ayant la bonne idée de placer un regard extérieur, celui d'un policier muté de Paris, à côté des visions des enquêteurs lorrains, dont celle très impliquée de Jeanne, lieutenant de police, originaire de Varange la petite cité victime de deux meurtres successifs d'adolescentes. le village n'est pas sorti indemne de la guerre entre ceux qui ont collaboré, ceux qui ont résisté, ceux qui ont été déportés et ceux dont l'unique préoccupation a été de survivre. La Libération fut aussi le temps des règlements de compte dont la pendaison de ce Johann, tenancier d'un bistrot où venait s'abreuver l'occupant germanique. Que la première gamine assassinée soit la petite-fille du chef local de la Résistance, ancien maire et qui, suspecte-t-on, n'est pas complètement étranger à l'exécution de Johann, met évidemment la police sur la piste d'une vengeance à retardement. Mais que la seconde victime soit la fille du responsable de l'ennoyage des anciennes mines qui inquiète tellement la population locale, voilà qui brouille les cartes et ouvre de nouveaux horizons.
C'est dans ce jeu de piste sensible et compliqué que la réflexion de Simon Dreemer, le flic parisien, s'avère le contrepoint indispensable à la démarche des locaux, corsetés dans leurs a priori et manquant de hauteurs de vue. Comme un symbole, c'est du haut du crassier surplombant Varange que Simon entrevoit la terrible vérité : « Je vois un paysage paisible (..) Mais l'impression est trompeuse (..) Dessous se cachent des failles. Les fractures de la guerre, les vieilles haines… Et puis la mine. Je ne peux m'empêcher de penser qu'elle a un rapport avec ces meurtres. »
La mine justement est un des éléments-clé du livre. Aline Kirner la décrit magnifiquement notamment lorsqu'elle fait parler un ancien mineur, qui passe beaucoup de temps dans sa cave où est apparue une fissure : « Il avait besoin d'être là. Il savait. Tout son corps savait. Pendant trente ans, il avait réagi au moindre craquement, au moindre souffle, au plus petit filet de poussière tombé du plafond. le poil se hérissait, le coeur cognait un peu plus fort, les sens se mettaient à l'écoute de la mine. Elle respirait autour de lui, il était dans son ventre, d'un spasme elle pouvait l'écraser.»
Aline Kirner joue parfaitement de ces points de vue certes différents, mais qui se complètent pour finalement éclaircir le mystère. Aucun temps mort dans cette intrigue au cordeau qui brasse de l'humain et émeut d'autant plus que, fille de mineur, l'auteure a mis beaucoup d'elle-même dans ce roman. Dont l'autre point fort est un style élégant et imagé qui rappelle qu'une bonne histoire ne touchera son public que si elle est portée par une belle écriture. L'écrivaine réussit cette alliance et transforme allègrement cet essai en territoire policier qui sera malheureusement le seul.
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A l'heure de monter dans le wagon, Simon eut un moment d’hésitation. Il se retourna et la serra un bref instant contre lui.
Il se pencha pour y regarder de plus près. C’est alors qu’il aperçut la main. Elle sortait d’un fouillis de branchages accumulés dans la crevasse. Elle semblait flotter, gracieuse et diaphane, sur le bois noirci par le gel, comme la main d’une noyée sur une eau tranquille.
Lorsqu'il était rentré de Bavière, en 45, Armand Keller n'avait pas reconnu son village. Plus personne ne parlait. Comme si le sol sous le hameau s'était lézardé et qu'un mot risquait de le faire basculer dans le vide.
La nuit des béguines, d'Aline Kiner