Dead Zone est une tragédie moderne. Dans le genre écrasé par le Destin et rongé par des choix cornéliens, John Smith n'a rien à envier aux personnages de Sophocle ou Racine. Il se compare lui-même à Hamlet, mister tragique par excellence.
L'idée maîtresse du bouquin paraît simple sur le papier : si tu as le pouvoir de changer les choses, le feras-tu ?
Le problème – et la force – de ce bouquin, c'est que King pose la question comme un bourrin.
Si tu pouvais remonter le temps et tuer Hitler, le ferais-tu ?
Très godwinien avant l'heure. Excessif. Limite simpliste.
La question reste à bien des égards rhétorique et théorique. Mais elle a le mérite de se poser, avec un paquet d'interrogations sur l'éthique, le destin, la responsabilité, le poids de chacun dans la marche du monde…
Cette question, King l'adresse au lecteur de façon aussi directe qu'évidente. Son personnage s'appelle John Smith, plus monsieur X tu meurs. Une coquille dans laquelle le lecteur n'aura aucun mal à s'installer.
Sauf que voilà, John Smith n'est pas le lecteur. le gars extraordinaire au sens le plus strict, qui t'oblige à te glisser dans sa peau pour te poser la question et surtout, surtout, à t'en extraire pour y répondre. Sinon, tu finiras comme Un élève doué.
Voilà le problème avec John Smith : on ne peut pas ne pas éprouver d'empathie ni de sympathie envers lui. Il est bon, genre premier prix du concours de bonté, tu ne lui arriveras jamais à la cheville. Parfait, presque trop. Et confronté à un super-méchant. Plutôt qu'un Hitler en puissance, Dead Zone aurait gagné à mettre en scène un antagoniste plus vicelard, artisan d'une politique de fumier moins tonitruante qu'une apocalypse nucléaire. Mieux encore, un président juste incompétent, dont les décisions pleines de bonnes intentions mais foireuses dans leurs résultats mettraient la planète à feu à et à sang. Là, le dilemme moral atteindrait une dimension géniale : faut-il tuer le gars qui n'a rien du Mal incarné et qui a déclenché la troisième guerre mondiale sans le faire exprès ?
Là-dessus, King facilite la prise de décision de John. Une tumeur cancéreuse ne lui laisse que peu de temps à vivre (je parle de Smith, hein, pas de King). Condamné quoi qu'il arrive, il n'a donc plus rien à perdre, la peur de laisser sa peau en passant à l'acte se retrouve évacuée. On en rajoute une couche avec le pouvoir médiumnique de John : il sait. S'il ignore le tour que prendra l'Histoire en tuant Greg Stillson, il n'a aucun doute sur ce qui arrivera en l'épargnant. le genre de certitude qui aide, faut avouer.
Bon, là, j'ai l'air de chier sur le bouquin à tout critiquer. Ce n'est pas le cas. Enfin si, j'égratigne un peu. Sans parler de faiblesses ou de maladresses, certains parti-pris de King me semblent discutables. Ça n'empêche qu'ils se tiennent dans l'optique du roman. J'ai adoré Dead Zone, le roman comme l'adaptation de Cronenberg.
En dépit d'un affrontement manichéen, la construction des deux protagonistes laisse sur le cul. Ils ne donnent pas dans la caricature du gentil naïf face au méchant qui ponctue chacune de ses phrases d'un rire diabolique. Des figures très tranchées, extrêmes mais dotées d'une réelle profondeur, parce qu'on n'est pas dans un blockbuster à deux balles.
Le cancer de John, s'il constitue un ressort scénaristique un peu gros, reste cohérent dans une perspective kingienne. L'ami Stephen n'a rien d'un auteur à grandes idées désincarnées, il se définit lui-même comme un “écrivain situationnel”. Parce que les réactions, les réponses varient selon qu'on se pose la question au chaud, peinard dans son fauteuil, ou qu'on soit extirpé de sa zone de confort et confronté au problème. Dans le second cas, plus réaliste, tu prends en compte tous les paramètres, ce que tu as à gagner, à perdre, ce que tu es prêt à sacrifier.
Par son côté basique, Dead Zone pose une question brute. Quand je parlais de sa force un peu plus haut, elle est là. C'est du brutal, comme dirait l'autre, qui te parachute dans le feu de l'action sans se perdre en philosophie tsoin-tsoin : la question est concrète, il s'agit de tuer quelqu'un, c'est pas rien. Au lecteur ensuite de solliciter ses méninges et d'affiner la réflexion. Ce livre demande un réel effort pour aller au-delà de son contenu intrinsèque.
Et j'insiste là-dessus. On aurait vite fait de prêter à l'auteur des intentions qu'il n'a pas. Par exemple, justifier le meurtre, à plus forte raison le meurtre préventif. On a vu ce que ça donnait à plus grande échelle, le préventif, avec l'invasion de l'Irak en 2003. Saddam Hussein et ses armes de destruction massives (la menace fantôme…), exemple parlant d'un “tuer Hitler” qui part en vrille et dont les retombées positives se font attendre. Guerre civile en Irak, Daesh, Bataclan, bravo les gars, merci du cadeau…
C'est marrant (sic) de voir à quel point ce roman colle à pas mal d'épisodes de la vie politique américaine depuis sa parution. A plus petite échelle, il aborde des questions fondamentales sur les libertés individuelles. Peut-on, doit-on, faut-il, a-t-on le droit de punir quelqu'un pour un acte qu'il n'a pas commis ? Jusqu'où peut-on aller pour préserver des vies et avec quelles conséquences ? Vous avez quatre heures, l'usage de la calculatrice est interdit, le jury autorise la lecture de Philip K. Dick (Minority Report).
Un bouquin très d'actualité (formule cliché, mais pour le coup très juste).
A un journaliste qui lui a demandé s'il comptait écrire un bouquin sur Trump en exercice, King a répondu qu'il l'avait déjà fait : “No, I wrote one called The Dead Zone.” Y a plus qu'à espérer que Stillson reste un personnage de fiction…
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