Alicia Kozameh a été emprisonnée de 1975 à 1978 pour s'être opposée à la dictature militaire qui étouffait l'Argentine à cette époque. Elle a gardé de cette période d'enfermement un traumatisme qui ressort dans chacune de ces nouvelles, comme autant de cicatrices sur le corps convalescent que forme l'ouvrage.
Les huit textes, écrits entre 1992 et 2003, sont organisés en trois grandes parties : Accumulations, Consécrations et Prisons complémentaires. On se plaira à lire dans le choix de ce plan une sorte de corps humain pas tout à fait libre de ses mouvements.
Accumulations _ la tête ? compte un seul et unique texte d'ouverture qui a le mérite d'annoncer la couleur. Point d'action encore, mais la peinture d'un personnage retirant un collier pour le déposer sur sa table de nuit, et déjà l'exposition de quelques grandes idées. La vie est comparée par la narratrice (ou le narrateur ? bien qu'on suppose l'ombre de l'auteure derrière ce "je") à un collier de perles capricieuses, rassemblées par hasard et pas toujours contrôlable. La métaphore du corps, voire du corps enfermé apparaît pour s'installer durablement se faire filer jusqu'au bout du recueil.
Consécrations est le chapitre le plus touffu du recueil ; il est le tronc, muni de ses bras qui se débattent, de ses mains qui vivent et qui veulent caresser autant que se battre. Les trente détenues de la nouvelle "
Esquisse des hauteurs" tentent un passage en force dans nos esprits ; en racontant leur quotidien dans la prison souterraine, à la veille d'un "renforcement" sécuritaire du lieu _elles sont en train de se faire emmurer, l'auteure nous montre comment préserver sa liberté de penser au sein-même de la cellule. Théâtre improvisé, partage d'histoires, sculpture sur os de volaille récupérés dans les gamelles... tout fait ventre. "La rencontre. Oiseaux" est une suite toute trouvée : on suit le périple de 27 femmes qui se sont connues en prison et qui veulent se retrouver pour prendre un verre... toutes en même temps ! Leur attroupement effraie, dérange, mais qu'importe : leur préoccupation majeure, c'est de savoir ce que fichent les trois manquantes. Viendront-elles ? "Deux jours dans la relation de ma belle-soeur Inès avec ce monde péremptoire" est une conversation factice et rêvée entre la narratrice et sa belle soeur plus attirée par la mort que par la vie après la perte de son mari. On comprend que l'homme a payé cher son militantisme ; les survivantes, qui partagent ses aspirations à la démocratie, ne font pas leur deuil de la même manière. L'une a pris le parti de la vie, l'autre stagne et s'enfonce... Plus poétique encore, "Vents à rotation perpendiculaire" traite du phénomène de disparitions en masse d'étudiants fauteurs de troubles qui la ramenaient un peu trop pour ne pas faire tache aux yeux de la junte militaire au pouvoir à cette époque. Enfin, "Dernier message" boucle les Consécrations en faisant écho à la première nouvelle ; il s'agit d'une lettre écrite par une détenue de la prison de Rosario à ses proches.
Prisons complémentaires, c'est un peu les jambes qui aimeraient se mettre en marche mais qui restent engluées... On quitte l'univers carcéral pour aborder d'autres formes d'enfermement, moins restrictives physiquement mais tout aussi frustrantes. "Mungos Mungo" me semble parler de cette période de traumatisme qui suit la libération d'un être trop longtemps coupé du monde, effrayé de percevoir le trop-plein de vie autour de lui alors qu'il ne peut plus ressentir la sienne. Comme une note d'espoir, "Alcira en jaunes" décrit la naissance de l'engagement politique d'une fille en proie aux contradictions de sa propre famille _ sa mère et sa grand-mère sont juives, et son père antisémite, et à l'ambiance houleuse qu'on devine.
Alicia Kozameh nous propose ici quelques morceaux d'une expérience personnelle terrible, tellement personnelle qu'il est difficile de mesurer toute sa force.
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