Laborie Pierre - "
Le chagrin et le venin, la France sous l'Occupation, mémoire et idées reçues" – Bayard, 2011 (ISBN 978-2227477353)
Autant le préciser d'emblée, ce livre est mal conçu au point de le rendre difficile à lire, d'une part parce qu'il s'agit d'une démonstration méticuleuse souvent abstraite, d'autre part en raison d'une bizarrerie éditoriale : je ne sais qui, de l'auteur ou de l'éditeur a eu l'étrange idée de rejeter tous les exemples concrets dans des notes (en petits caractères) non pas de bas de page, ni de fin de volume, mais – comble de l'horreur – de fin de chapitre (impossible de faire pire), de façon à rendre la lecture encore plus difficile (reconnaissons toutefois la présence bienvenue d'une table des matières détaillée, et surtout d'un index des noms de personnes bien utile).
Heureusement, l'intérêt de ce texte pousse à surmonter ces obstacles. En se basant en grande partie sur le film "Le Chagrin et la Pitié" et sur son écho, l'auteur (qui est un historien confirmé de la période) montre comment a basculé, à partir des années 1970, l'appréciation portée sur la Résistance, au point d'être aujourd'hui devenue quasiment un objet de suspicion si ce n'est de raillerie dans les manuels scolaires, soucieux de détruire le soi-disant "mythe des 40 millions de français résistants" et de bien ancrer dans les têtes combien le peuple français, entre 1939 et 1945, se serait montré au bas mot "attentiste", au pire "lâche", en tout cas soucieux de sa seule survie au jour le jour.
Vers la fin de sa démonstration, l'auteur évoque de surcroît la mise en accusation des époux Aubrac, organisée à grand renfort de publicité médiatique le 19 mai 1999 dans les locaux du quotidien "Libération"... à leur propre demande, tant ils avaient été blessés par la publication d'un livre assez ignoble pondu par un certain
Gérard Chauvy et les mettant directement en cause dans l'assassinat de
Jean Moulin.
Pour moi qui ai vécu en ex-Allemagne de l'Est (RDA-DDR), je mesure à quel point l'auteur a raison lorsqu'il explique combien il est difficile d'établir des critères pour savoir qui "a résisté ou non", ce qu'était au juste "un acte de résistance" et dans quelle mesure la passivité, la non acceptation, constituent déjà des actes de résistance sous des régimes dictatoriaux. Patiemment, fil à fil, donc d'une façon qui peut parfois sembler astreignante, l'auteur démonte les mécanismes de cette progressive dépréciation de l'action de la Résistance. Il est impossible de rendre ici la complexité de ce cheminement intellectuel rigoureux, il convient de le lire attentivement.
Je me limiterai à l'exposé des causes probables de ce dénigrement : à la page 100, l'auteur cite la réaction de
Simone Veil (lors d'une émission de radio), propos relatés le lendemain dans les colonnes du quotidien "Le Monde" (qui se fit bien entendu le chantre de ce film, dans son éternel souci de ne rater aucune occasion de paraître "dans le coup") :
[...] "Au fond, disait-elle, en montrant que tous les Français avaient été des salauds, ceux qui l'ont été vraiment avaient très bonne conscience puisqu'ils l'étaient comme les autres. [...] "
Dans les pages 104-106, l'auteur cite la réaction d'une ancienne déportée,
Anise Postel-Vinay après la visualisation du film (voir citation de la page 105)
Dans les pages 278 à 283, l'auteur montre comment les dénigreurs bon-chic bon-genre se servent de la notion de "démystification" ou de "démythification" pour justifier leur entreprise... après avoir eux-mêmes construit le mythe qu'ils prétendent pourfendre. Cet aspect-là est spécialement intéressant, car il peut s'étendre à bien d'autres objets d'étude.
Ainsi par exemple des véritables mystifications montées de toute pièce par certaines de nos féministes au sujet d'un sempiternel "statut inférieur de la femme" : il suffit d'examiner de près l'histoire de nos grands-mères et de nos arrière grands-mères pour comprendre combien ces vaticinations pseudo-féministes ne concernent que le petit monde bien étroit de certaines femmes de la haute bourgeoisie (de préférence parisienne, et germano-pratine), sur l'exemple de mémère Simone
Sartre (oh, pardon, DE beau-voir) : la réalité historique est autrement plus complexe, et nos aïeules étaient bien loin d'appartenir à ce troupeau d'imbéciles à-demi crétinisées que nous présentent ce féminisme-là.
Notons encore plus largement que cette obsession de "la mise en lumière des hontes cachées" s'étend à l'existence individuelle dans ses sphères les plus intimes : n'importe quel(-le) crétin(-e) juge aujourd'hui indispensable d'exposer ses "zones d'ombre" sur Internet, et les gazettes comme "Le Monde" se targuent de "décrypter" l'actualité (car, bien entendu, "on vous ment" et vous êtes trop bêtes pour vous en apercevoir tout seul)...
Cet ouvrage a le mérite de prendre un exemple concret pour démonter ces mécanismes de falsification, de réinterprétation ultérieure qui sont aujourd'hui devenus courants et permettent (comme cela est si bien formulé)
"l'écrasement des valeurs à un même niveau de médiocrité"…