Une expérience de pensée science-fictive passionnante, pour imaginer, fondamentalement, en roman d'apprentissage à l'échelle d'une vie entière, la possibilité radicale d'existences collectives et individuelles alternatives, après avoir évité de justesse l'effondrement écologique du siècle des camps.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/07/04/note-de-lecture-
eutopia-camille-leboulanger/
Le monde a eu très chaud, littéralement. À l'extrême bord d'un effondrement total, climatique et écologique, un sursaut radical a pourtant eu lieu : de nombreux responsables de grandes villes (dont nous apprendrons en temps utile, au fil de quelques plongées historiques, certains éléments particuliers de leur background), avec un immense soutien populaire, ont signé, les pieds déjà dans le gouffre, la déclaration d'Antonia, dont le premier article abolissait toute propriété autre que d'usage, prononçant ainsi, entre autres choses et de facto, la fin du capitalisme.
Bien des années plus tard, en une sorte de vaste roman d'apprentissages multiples, nous suivons un groupe d'enfants, de l'école primaire à leur vieillesse, qui vivent au quotidien cette utopie / eutopie, dans les joies et les difficultés, les lumières et les incompréhensions, la déconstruction de vieilles lunes qui furent jadis de fausses évidences et le questionnement paisible mais sans relâche des nouveaux paramètres de la vie collective devenue de nouveau possible.
Au fil de ces 600 pages minutieusement inscrites dans une vie matérielle quotidienne et dans un questionnement tous azimuts de nos fausses certitudes encore si dominantes (comme le rappellent les cris d'orfraie dénonçant à qui mieux mieux le radical « terrorisme » de celles et ceux qui ne veulent pas aujourd'hui se résigner à la destruction écrite par le capitalisme tardif), Umo, Gob, Ulf, Livia, Shauna, Budur, Merlin et les autres nous invitent à une passionnante exploration, loin des théories (ce qui n'exclut jamais de pouvoir en discuter au moment approprié de leurs vies et du récit) et au plus près du quotidien, d'un monde débarrassé de la propriété privée et de l'esclavage du salaire à gagner quoi qu'il en coûte par ailleurs.
Publié à L'Atalante en octobre 2022, le sixième roman de
Camille Leboulanger, un an et demi après « Ru » et «
le Chien du Forgeron », tente un pari un peu fou, et le réussit magnifiquement : pour faire mentir l'adage attribué tantôt à
Fredric Jameson tantôt à Slavoj Žižek, et même occasionnellement à
Jean Ziegler ou à
Mark Fisher – qui, lui, l'attribuait correctement (en substance, « Il est plus facile d'imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme »), il nous propose une approche fictionnelle méticuleuse – et passionnante – d'une utopie / eutopie en train d'avancer sans la domination de la plus-value économique, en réécrivant le code-source du roman d'apprentissage et de l'ampleur méthodique qui l'accompagne classiquement.
«
Eutopia » avance naturellement sous le double signe d'Ursula K.
Le Guin (« Les dépossédés », 1974), sans l'ambiguïté propre au travail effectué sur l'anarchie d'Anarres vivant à l'ombre du capitalisme féodalisant d'Urras, et de
Kim Stanley Robinson (« La trilogie martienne », 1992-1996), mais en se concentrant sur l'après-émancipation, et non sur l'émancipation en train de se faire (c'est dans les parties du roman se préoccupant, uniquement historiquement, de la sortie du « Siècle des Camps » – le nôtre, grosso modo, avec tout ce qu'il a déjà produit et ce vers quoi il semble conduire si inexorablement – que le parallélisme avec la complexe « révolution martienne » se révèlera à son tour). Encore davantage sans doute, «
Eutopia » s'inscrit dans une double lignée marxienne et braudélienne, tant la « vie matérielle », si négligée le plus souvent par la science-fiction, y joue un rôle essentiel. En un mouvement qui rejoint curieusement le travail désormais au long cours d'une
Becky Chambers, il s'agit bien ici aussi de vaincre la malédiction littéraire du « Les peuples heureux n'ont pas d'histoire », en se penchant sur des rituels de partage de thé comme sur la création de lampes articulées individuelles : le geste artisanal qui caractérise, le moment venu, toute une chacune et tout un chacun, dans un univers où le salaire universel est une évidence (et où le « Tour de France » de la tradition du compagnonnage ouvrier trouve une résonance neuve), joue ici un rôle à part entière, aussi discret soit-il.
Camille Leboulanger ressuscite ici, pour notre grand bonheur, la plus riche tradition de l'expérience de pensée science-fictive. S'il maîtrise quasiment tous les codes de la « grande narration », il ne se croit pas obligé, comme y incite tant de nos jours le mimétisme souvent quelque peu moutonnier des ateliers d'écriture – et comme s'y refuse aussi
Kim Stanley Robinson -, à tout sacrifier au sacro-saint « Show Don't Tell » : sans aucune « scène d'exposition » de triste mémoire ailleurs, il tire pleinement parti des possibilités de la discussion, de l'échange productif de vues, de différences, de subtilités, qui fait partie de la littérature comme de la vie, quoiqu'en disent les maîtres simplificateurs. Si l'enfer est peut-être pavé de bonnes intentions, il semble certain que le paradis ne peut faire l'économie de la confrontation des points de vue (ligne de survie qui habite d'ailleurs l'
utopie radicale au sens si productif d'
Alice Carabédian).
Joliment soutenue par le motif du « Moonchild » de King Crimson (qui n'a ici absolument rien de gratuit, tant ses paroles collent poétiquement au propos du roman – rien d'étonnant après tout pour une longue chanson de 1969 dont deux parties s'intitulaient « le rêve » et « L'illusion »), ne dédaignant pas de traiter précisément de la possibilité de la désillusion (on songera peut-être à certains moments à l'étrange retour du kibboutz, si poignant et si intelligent, de l'Israélienne
Yaël Neeman dans son «
Nous étions l'avenir » de 2011), «
Eutopia » s'attaque ainsi, frontalement ou dans un jeu interstitiel selon les cas, aussi bien à l'évidence fondamentale du vivant qu'à la notion même de parc naturel, au goût (qui ne nécessite pas uniquement une critique sociale de son jugement – coucou,
Pierre Bourdieu) comme à son articulation avec le végétarisme ou le véganisme, aux différences de genre et à leur inscription dans la vie affective, aux renouveaux possibles de la notion de commun et de celle de commune, en inscrivant l'ensemble dans une véritable approche systémique (où l'on retrouve encore cette jubilation de lectrice ou de lecteur face à l'intelligence englobante de la « Trilogie martienne »), où l'enfance est la clé, une fois franchies les serrures carnivores des cellules familiales questionnables et de la connaissance historique indispensable.
Si le leitmotiv de cette quête collective incarnée avec soin et talent dans des individus est bien la réduction de l'impact humain (que souligneront savoureusement les clins d'oeil aux soviets, à l'électricité et à la division – socialiste – du travail), «
Eutopia » parvient à s'imprégner joliment d'une douce mélancolie qui n'a rien de défaitiste, bien au contraire, à résoudre le paradoxe apparent d'un nouvel espoir qui s'enracinerait dans les désespoirs d'
Antoine Volodine et de
Giorgio Agamben, et à nous proposer une magnifique réflexion sous-jacente sur ce que nous font les récits et la littérature. Une oeuvre essentielle, à beaucoup de points de vue, qui relève avec courage et tendresse les véritables défis de la science-fiction contemporaine.
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