Après-guerre

Lu en vingt quatre heures chrono, jusque tard dans la nuit. La nuit, ses fantômes, les ombres, des lumières éparses et étranges, suspectes, dangereuses ; la nuit, celle des ruines, des décombres, des morts. Gert Ledig prend le lecteur par la main, le pousse dans le dos, l'oblige à regarder cette "Allemagne année zéro'" : en effet, je n'ai pas pu éviter de revoir ce film (Roberto Rossellini) magnifiquement terrible et affreusement beau qui avait marqué ma découverte de ce que pouvait être l'après-guerre, non seulement pour les vaincus mais aussi pour quelques pays soi-disant vainqueurs nonobstant plongés dans la misère, la pénurie, la peur, le marché noir, la prostitution.
Gert Ledig, auteur allemand de seulement trois ouvrages, aime mettre ses personnages dans une sorte de huis clos, de milieu étouffant et mortifère. Ici, sa mise en scène ou en tableau m'a fait penser à ces rubans englués qui pendouillent à fin de piéger les mouches. Edel, Hai, Olga, Katt dans une moindre mesure et surtout Robert, sont comme ces pauvres insectes, tournoyant pour trouver un asile, un remède, un repos, un réconfort, une utilité quelconque, qui croient en s'agglutinant autour d'un projet absurde (faire mieux que de la contrebande de cigarettes, soit déglinguer un officier américain de l'armée d'occupation), s'y collent, s'y engluent et y perdront pour certains la vie, pour d'autres l'espoir, pour d'autres l'amitié, pour d'autres, parfois les mêmes, l'amour (ou son apparence).
Peut faire mieux, espère faire mieux, dira Robert (le personnage principal) qui tentera de survivre à toute cette glu qui englobe la défaite, les mutilations, les morts, les disparus qui ne reviendront jamais, une Allemagne exsangue, à l'image de la pharmacie dont quelques étagères sont parées de boîtes de médicaments, mais dont le "héros" s'aperçoit qu'elles sont vides. Terrifiant. L'Allemagne, un emballage vide. Dont les habitants sont morts et meurent encore une fois "la paix" établie.
Le style et l'écriture peuvent paraître rébarbatifs. Des dialogues, beaucoup. Brefs. Secs. Dans les premières pages, j'ai été déroutée. J'avais lu Sous les bombes et je n'avais pas souvenir de ce style aride, pauvre, dénudé. Puis, j'ai compris qu'il était lui aussi comme l'Allemagne "année zéro". Il n'y a plus rien que des décombres, des cadavres et quelques gardes chiourmes américains, fusils au poing ou mitraillette à la ceinture, pour encore et encore humilier, dépouiller, marcher sur les ruines humaines. L'épisode du choix de la place dans le tram afin d'éviter les contrôles et donc les vexations des militaires d'occupation est à ce titre effroyablement instructif.
Gert Ledig distille ainsi ce qu'il a vécu et ressenti dans cet Après-Guerre. L'Allemagne est Edel, le peintre aux mains brisées, qui ne se relève pas car lâcheté, pauvreté et manque d'humanité, règnent partout.
Gert Ledig a écrit trois romans, Sous les bombes, Après-Guerre, et Les Orgues de Staline. J'ai lu les deux premiers. Je me promets de lire le troisième.