Je n'avais pas tremblé autant, ô Lemebel, depuis ma lecture d' Avant la nuit de Reinaldo Arenas, découvert en 2000 grâce à l'adaptation de Julian Schnabel. Je croyais ne pas connaître Pedro Lemebel, et pourtant j'avais déjà vu une photo de lui, vêtu à la Frida Kahlo, un déroutant portrait en noir et blanc effectué dans le cadre de son projet Yeguas del Apocalipsis.
Parler de Lemebel, écrivain chilien, comme d'un homosexuel militant, comme la voix des travestis opprimés par une société machiste, serait bien réducteur. C'est une voix unique, inclassable, un style novateur, incroyablement libre, qui dans Je tremble, ô Matador ("Tengo miedo torero" chanson de Sarita Montiel, reprise par Lola Flores) relate l'attentat commis contre Pinochet à travers le destin de la Loca del Frente, La Folle d'en Face, travesti vieillissant fou d'amour.
Le contexte politique évoqué dans le roman est authentique, il s'agit de la préparation à Santiago de Chile en 1986 d'un attentat organisé contre le dictateur par le Frente Patriótico Manuel Rodríguez, l'Operación Siglo XX. Je tremble, ô Matador met en parallèle la vie de deux couples. D'un côté celui que forment La Loca del Frente et Carlos, jeune étudiant, membre du F.P.M.R. qui utilise son amoureux transi pour préparer l'attentat, d'un Frente à un autre. De l'autre, il y a les Pinochet, le dictateur vieillissant et sa femme Lucía Hiriart, toujours flanquée de son styliste Gonzalo Cáceres, rombière bigote obsédée par les tenues Nina Ricci.
La subversion est là, dans la mise en scène de ces deux couples aux antipodes l'un de l'autre, l'un retranché dans les quartiers résidentiels, l'autre survivant dans le Santiago des pauvres, des modestes, des sans voix, des marginaux. Je tremble ô Matador est une extraordinaire critique sociale et politique, qui mêle habilement les acteurs de la Grande Histoire aux Queers de la capitale, les discours officiels de Radio Cooperativa et les paroles des boleros. On pourrait faire un raccourci en évoquant Le baiser de la femme araignée de Manuel Puig, ou Fresa y chocolate de Senel Paz, mais Tengo miedo torero, est unique, bouleversant, une belle histoire d'amour dans un pays en guerre.
Pour conclure, voici un extrait du "Manifesto" de Lemebel, "Hablo por mi diferencia", qui donne envie de se plonger dans le reste de son oeuvre sans plus tarder:
"No soy Pasolini pidiendo explicaciones
No soy Ginsberg expulsado de Cuba
No soy un marica disfrazado de poeta
No necesito disfraz
Aquí está mi cara
Hablo por mi diferencia
Defiendo lo que soy
Y no soy tan raro
Me apesta la injusticia
Y sospecho de esta cueca democrática
Pero no me hable del proletariado
Porque ser pobre y maricón es peor
Hay que ser ácido para soportarlo
Es darle un rodeo a los machitos de la esquina
Es un padre que te odia
Porque al hijo se le dobla la patita
Es tener una madre de manos tajeadas por el cloro
Envejecidas de limpieza
Acunándote de enfermo
Por malas costumbres
Por mala suerte
Como la dictadura
Peor que la dictadura
Porque la dictadura pasa
Y viene la democracia
Y detrasito el socialismo
¿Y entonces?(…)"
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Un vent de folie semble souffler en ce printemps 1986 le long de la Cordillère, la Folle d'en Face avec ses yeux de chatte apprivoisée, le Dictateur avec sa mégère - oups sa femme, incessamment bruyante et épuisante.
La Folle, ce travesti au regard vieillissant et à l'âme si romantique, s'éprend de ce beau Carlos, un jeune "étudiant" militant contre le Général Pinochet. Ce dernier part d'ailleurs en excursion pour un week-end avec sa femme, pas encore sorti de la ville qu'il est déjà fatigué, elle ne cesse de lui parler mode, couleurs et chiffons. Que de bruits dans cette ville, entre les cris des manifestants et ceux des fantômes exécutés ou disparus, sans compter les klaxons. Vive la campagne. Une tranche de pâté, mon chéri ? La Folle pose une magnifique nappe sur l'herbe sauvage, toute fleurie, des papillons sur la nappe, jolis papillons qui te picotent l'intérieur de ton âme. Ah c'est beau l'amour, se dit-elle... Un verre de vin, mon amour ? du vin chilien, du beaujolais, les plaisirs d'un pique-nique à l'improviste. Tiens, ce ne serait pas la voiture du Général qui passe, lunettes noires et uniforme tristement gris. Ah c'est beau l'amour...
Dans le Chili du Pinochet, toujours ceinturé dans son costume d'un gris sale, d'un gris cendre, poussière des ombres et des torturés, que tu sois communiste ou pédé, un vent de poésie chuchote pourtant au-dessus des fleurs printanières. Pendant que l'austérité des discours du Dictateur époumone les ondes radios, la Folle d'en face chante, danse, telle une âme poétesse et amoureuse de son beau mâle intrigant. Que c'est beau, ces histoires d'amour, que c'est tendre et papillonnant. Que c'est dangereux, ces envies révolutionnaires, ces esprits littéraires, qu'un char pourrait détruire, qu'un soldat pourrait fusiller. Que c'est triste, l'amour, triste et beau, surtout quand l'âge et le rhum se fait vieillissant.
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La Folle d'en Face aime la radio qui distille toute la journée des chansons populaires, vieilles scies sentimentales qu'elle connaît par coeur.
Elle les fredonne pour oublier qu'elle n'a plus que quelques mèches sur le crâne, qu'elle vieillit et qu'il devient de plus en plus difficile, pour une vieille tapette comme elle, de trouver un micheton qui veuille bien suivre la danse chaloupée de ses jupons brodés…
Mais elle rencontre le beau Carlos : il est superbe, viril, jeune, étudiant-ou du moins il le clame- et traite avec respect et distinction ce vieux travesti sentimental, chez qui lui et ses compagnons viennent constamment apporter d'étranges paquets, et tenir de mystérieux conciliabules.
La Folle en est absolument folle, de son Carlos, mais elle n'est pas zinzin pour autant- pas folle la guêpe : elle sait bien qu'il vaut mieux ne pas poser de questions et encore moins ébruiter auprès de ses copines fofolles le va-et-vient suspect de cette bande de jeunes chez elle, avec tous leurs colis.
Elle ne précipite rien : elle se contente d'être là pour son bel hidalgo, et de lui déployer ses nappes brodées quand il l'emmène en pique-nique, non loin de la résidence secondaire du tyran. Une folle aux lunettes de chatte, portant chapeau jaune sur fourreau lamé, ça ne passe pas inaperçu !Tant mieux : on ne voit qu'elle, belle diversion , et on en oublie les étranges manoeuvres du beau Carlos qui espionne la route à la jumelle et court de ci de là, sur la montagne escarpée…
Il faut préciser que nous sommes en septembre 1986, au Chili, sous la dictature implacable du tyran aux lunettes noires, Augusto Pinochet, flanqué de son inénarrable femme, dame Lucia, aussi évaporée et futile que ses toilettes, et complètement inféodée à son coiffeur Gonzalo, féru d'astrologie… et que nous sommes à quelques jours d'un attentat -pardon, d'une « embuscade »- qui pourrait bien lui coûter la vie, à ce vilain pas beau…si on ne savait pas tous, malheureusement, que l'Affreux va encore sévir pas mal d'années avant que le juge Garzon ne le harponne par surprise…
J'ai adoré cette fable gaillarde et baroque, corsée comme un poème de Genet, fleurie comme un romancero de Garcia Lorca, drôle comme un roman picaresque.
Poétique et politique, kitsch et choc ! Un régal ! Merci les filles : Pecosa, Latina, Bookycooky, ClaireG !! C'est une pépite, les amours de votre matador et sa tendre tarlouze !
Oui j'ai tremblé -ô matador- et surtout j'ai été bouleversée, projetée en arrière, du temps des fêtes joyeuses d'avant les années sida, où J-P nous brisait le coeur en chantant Zarah Leander, où C. mettait sa perruque et des bas résille pour se transformer en Dalida, sous les yeux amoureux de son H. …pas chilien mais presque, et où la tendre bande de fofolles qui était nos cop(a)in(e)s entonnait Don't cry for me Argentina.. avant d'être emporté(e)s, les un(e)s après les autres, par le vent mauvais d'un cyto-mégalo- virus alors insoignable…
Mais j'ai ri, aussi, ô matador, aux soliloques pertinents et impertinents de la Folle, à ces dialogues fusionnels jusque dans la forme entre Carlos et elle, entre Carlos et lui- les pronoms personnels contribuant à semer l'équivoque et la pagaille- Je me suis délectée des délires cuculs- neuneus ( adjectif super trav'!!) de Lucia, ou paranos d'Augusto, obsédé par l'homosexualité, jusqu'à la caricature ..
Et, oui, j'ai tremblé , ô matador, devant l'horloge implacable de l'urgence, le « timing » de l'attentat-pardon, de l'embuscade- et celui de la traque répressive avec son étonnant chassé-croisé entre chasseurs et chassés…
Et, oui j'ai reconnu dans les personnages de Carlos et de sa belle commandante tant jalousée par la Folle, des silhouettes historiques : le couple de guerilleros, le sémillant Cesar Bunster, du Front populaire Manuel Rodriguez, -cellule « terroriste » émanant du PC chilien- qui échappa à la répression après l'attentat du 7 septembre 1986- comment faut-il vous le dire, que c'est une embuscade ? -, et qui vécut en exil, tandis que sa comparse, la belle et toute jeune commandante Tamara, mourait sous la torture et devenait une icône de la résistance à Pinochet.
Mais j'ai surtout admiré, ô matador : Pedro Lemebel a tout magnifié, transformé –c'est bien le moins pour un artiste qui a fait du travestissement son combat- de sa pétillante imagination, de sa langue magique, de sa verve féconde, pour faire vivre- à notre grand ravissement !- cette faune chamarrée et interlope, dispensant son empathie chaleureuse et ironique sur tous ses personnages…
Mais à présent, je tremble, ô matador : elle est trop vite éteinte, ta chanson !
Elle a un goût d'encore, ô matador !
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1986 au Chili, ça ne rigolait pas... Ce livre nous le fait vivre de l'intérieur, avec une histoire d'amour platonique mais finalement ambigüe entre un travesti homosexuel et un révolutionnaire. La langue est belle, alliant poésie et langage cru, mettant en contraste la passion de la folle d'en face et le cynisme désabusé de Pinochet/Pinocchio et son épouse.
Il m'a manqué cependant quelque chose d'indéfinissable dans ce court roman pour que cela soit un grand roman à mes yeux. Ce je ne sais quoi de tellement subjectif et indéfinissable qui fait que je suis resté partiellement au bord du paseo. Je suis néanmoins reconnaissant, comme d'habitude!, à Bookycooky qui m'a fait découvrir ce livre qui vaut largement la peine que l'on s'y penche.
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