Citations sur Si c'est un homme (777)
L'expérience nous avait prouvé maintes fois la vanité de toute prévision : à quoi bon se tourmenter à prévoir l'avenir, quand aucun de nos actes, aucune de nos paroles n'aurait pu l'infléchir si peu que ce fût ? Nous étions de vieux Häftlinge : notre sagesse, c'était de «ne pas chercher à comprendre», de ne pas imaginer l'avenir, de ne pas nous mettre en peine pour savoir quand et comment tout cela finirait : de ne pas poser de questions, et de ne pas nous en poser.
(Häftlinge signifie prisonniers, en allemand)
Nous avions décidé de nous retrouver entre Italiens, tous les dimanches soirs, dans un coin du Lager ; mais nous y avons bientôt renoncé parce que c'était trop triste de se compter et de se retrouver à chaque fois moins nombreux, plus hideux et plus sordides. Et puis c'était si fatigant de faire ces quelques pas, et puis se retrouver, c'était se rappeler et penser, et ce n'était pas sage.
Mais, Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme.
Le train roulait lentement, faisant de longues haltes énervantes. À travers la lucarne, nous vîmes défiler les hauts rochers dépouillés de la vallée de l'Adige, les noms des dernières villes italiennes. Quand nous franchîmes le Brenner, le deuxième jour à midi, tout le monde se mit debout mais personne ne souffla mot. La pensée du retour ne me quittait pas, je me torturais à imaginer ce que pourrait être la joie surhumaine de cet autre voyage : les portes grandes ouvertes car personne ne penserait plus à fuir, et les premiers noms italiens... et je regardai autour de moi et me demandai combien, parmi cette misérable poussière humaine, seraient frappés par le destin.
"Nous découvrons tous tôt ou tard dans la vie que le bonheur parfait n'existe pas, mais bien peu sont ceux qui s'arrêtent à cette considération inverse qu'il n'y a pas non plus de malheur absolu. Les raisons qui empêchent la réalisation de ces deux états limites sont du même ordre: elles tiennent à la nature même de l'homme, qui répugne à tout infini.
Ce qui s'y oppose, c'est d'abord notre connaissance toujours imparfaite de l'avenir; et cela s'appelle, selon le cas, espoir ou incertitude du lendemain. C'est aussi l'assurance de la mort, qui fixe un terme à la joie comme à la souffrance.
Ce sont enfin les inévitables soucis matériels, qui, s'ils viennent troubler tout bonheur durable, sont aussi de continuels dérivatifs au malheur qui nous accable et, parce qu'ils le rendent intermittent, le rendent du même coup supportable."
Aujourd'hui encore, à l'heure où j'écris, assis à ma table, j'hésite à croire que ces évènements ont réellement eu lieu.
" Je suis Juif parce que le sort a voulu que je naisse Juif . Je n'en rougis pas et je ne m'en glorifie pas . Etre Juif pour moi , c'est une question d'« identité » , une « identité » à laquelle , je dois le préciser , je n'ai pas l'intention de renoncer . "
Extrait de la réponse de Primo Levi à des lycéens
Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d'autres voies que par la raison, autrement dit des chefs charismatiques : nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu'un d'autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place. Puisqu'il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions-nous de tous les prophètes ; il vaut mieux renoncer aux vérités révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu'on les a gratis. Il vaut mieux se contenter d'autres vérités plus modestes e moins enthousiasmantes, de celles que l'on conquiert laborieusement, progressivement et sans brûler les étapes, par l'étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées.
Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s'appliquer à tous les cas : il se peut qu'un nouveau fascisme, avec son cortège d'intolérance, d'abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importé, peut-être subrepticement et camouflé sous d'autres noms ; ou qu'il se déchaîne de l'intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières. Alors les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister : en cela aussi, le souvenir de ce qui s'est passé au cœur de l'Europe, il n'y a pas si longtemps, peut-être une aide et un avertissement.
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui ou pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ses mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous,dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
Pour la première fois, nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte : la démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparaît : nous avons touché le fond.