Si, se référant à notre symbolisme de base, on demande quelle est la forme prise par le flot de la marée, il faut répondre qu'il prend surtout la forme d'un livre, le Coran. Les soufis parlent de « chercher à se noyer » (istighrâq) dans les versets du Coran qui, selon l'une des doctrines les plus fondamentales de l'Islam, sont la Parole incréée de Dieu. Ce qu'ils cherchent, c'est, pour employer un autre terme soufique, l'extinction (fanâ') du crée dans l’Incréé, du temporel dans l’Éternel, du fini dans l'Infini ; et, pour certains soufis, la récitation du Coran a constitué, durant toute leur vie, le principal moyen de concentration sur Dieu, ce qui est l'essence même de tout chemin spirituel. Il arrive que des soufis le récitent continuellement – par exemple, en Inde et en Afrique occidentale –, même s'ils savent très peu d'arabe ; et si l'on objecte à cela qu'une telle récitation ne saurait avoir sur l'âme qu'un effet fragmentaire étant donné que l'intelligence des récitants ne peut y participer, on répondra que leur intelligence est pénétrée par la conscience de participer à la Parole divine. Ils savent, en outre, que le Coran est un flux et un reflux – qu'il flue de Dieu vers eux et que ses versets sont des signes miraculeux (âyât) qui les reconduiront vers Dieu, et c'est précisément pour cela qu'ils le lisent.
« Fais-moi entrer, ô Seigneur, dans les profondeurs de l'Océan de ton unité infinie. » : tels étaient les mots par lesquels débutait une prière qu’avait coutume de dire le grand soufi andalou Muhyi 'd-Dîn Ibn 'Arabî ; et, dans leurs traités, les soufis ont toujours fait mention répétée de cet « Océan » qui servait aussi de référence symbolique au Terme vers lequel leur chemin les conduisait. Sur la base de ce symbole et en réponse à la question « Qu'est-ce que le soufisme ? », nous commencerons donc par dire ceci : de temps à autre, une Révélation « flue » comme un grand flot de marée venant de l'Océan d'Infinitude vers les rives de notre monde fini ; et le soufisme est la vocation, la discipline et la science permettant de se plonger dans le reflux de l'une de ces vagues et d'être ramené avec elle à sa Source éternelle et infinie.
Le monde occidental a si longtemps subi l’emprise de l’humanisme que les études sur le soufisme, parfois inconsciemment, émettent des jugements selon des critères humanistes et donc antimystiques. Cela porterait à croire que l’Orient à partir du xvie siècle aurait commencé à « stagner », alors que l’Occident « se développait » et « progressait ». Mais, quel que soit le sens attribué à ce dernier mot, il est une chose qu’il ne saurait jamais désigner, même pour le progressiste le plus acharné, c’est l’augmentation du détachement de ce monde, seule forme de progrès que le mysticisme puisse accepter.
En ce qui concerne le reproche de « stagnation », cela signifierait, dans le cas du soufisme, qu’il n’aurait pas produit de « penseurs originaux », ce qui nous ramène à notre premier chapitre. Si le mot « original » est pris ici dans son acception moderne, alors cette prétendue faiblesse devient une force : c’est la capacité de ne pas être dévié dans des manifestations d’individualisme où la nouveauté l’emporte sur la vérité. Mais, pour ce qui est de l’originalité dans son véritable sens, qui est le contact direct avec l’Origine, sa perpétuation constitue le thème de la promesse déjà citée : « La terre ne manquera jamais de quarante hommes dont les cœurs sont pareils à celui de l’Ami du Miséricordieux », car, en arabe, khalîl (ami) désigne un contact intime, ou, plus précisément, une interpénétration. On peut encore citer cette Tradition : « Dieu enverra à ce peuple, dans chaque siècle, un rénovateur de sa religion », car il ne saurait y avoir de renouvellement de vigueur sans retour à la source de l’inspiration. Pour le soufi, ces promesses comportent la garantie d’être accomplies. (pp. 163-164)