Vous vous souvenez de « L'Appel de la forêt » (1903) :
Jack London y racontait l'histoire de Buck, un chien de Californie, qui passe de l'état domestique à l'état sauvage. Trois ans plus tard, l'auteur reprend la même histoire, mais dans l'autre sens : il envisage de nous raconter l'histoire d'un chien-loup sauvage, qui peu à peu vient vers la civilisation.
«
Croc-blanc » (1906) est donc l'histoire d'un chien-loup, appelé ainsi à cause de la blancheur de ses canines qu'il vous montre volontiers, même quand vous ne le sollicitez pas. Il est le fils de N'a-qu'un-oeil, un loup borgne, et de Kiché, une chienne-loup. Après les premières semaines d'apprentissage au coeur de la meute (mordre pour ne pas être mordu, manger pour ne pas être mangé, tuer pour ne pas être tué) il est recueilli avec sa mère dans une tribu indienne où Castor-Gris devient son premier maître.
Croc-Blanc n'est pas trop malheureux mais il apprend à se battre contre d'autres chiens qui l'ont pris en grippe. Puis Castor-Gris l'échange avec un triste individu, Beauty Smith, qui veut en faire un chien de combat. Commence une série de duels où
Croc-Blanc subit à la fois la violence de son maître et celle des ses adversaires. Un jour, alors qu'à l'issue d'un combat particulièrement sanglant, il est grièvement blessé, il est recueilli et soigné par Weedon Scott et son ami Matt. A leurs côtés, il apprend l'amitié et la confiance. Il leur sauve la vie lors de l'attaque d'un hors-la-loi. Dès lors il finira ses jours tranquillement auprès de ses maîtres et de ses amis-chiens Dickie et Collie.
Comme dans « L'Appel de la forêt »
Jack London utilise son arme de prédilection : il entre dans la tête et le corps de son héros et raconte toute l'histoire de son point de vue. C'est pourquoi on ne peut pas parler d'anthropomorphisme : London ne prête pas à Buck ou à
Croc-Blanc des sentiments humains, au contraire, c'est lui qui se met à leur place, et essaie de restituer leurs « sentiments » canins, faits certes plus d'instinct et d'impulsions, de réflexes (de survie, notamment) plus que de véritables sentiments d'amitié ou d'aversion. Et c'est d'une redoutable efficacité. Nous, lecteurs (et lectrices), entrons dans le livre de façon primaire, et animale.
Cette appréhension du texte, cette communion avec les héros du livre, suffirait déjà à nous faire considérer «
Croc-Blanc » tout comme « L'Appel de la forêt » comme deux réussites exceptionnelles du roman animalier. Mais si on connaît un peu
Jack London, on peut trouver des correspondances avec d'autres romans et avec sa propre vie (relisez «
Martin Eden », où il se met en scène personnellement, avec beaucoup de références autobiographiques) : le rapport de l'individu par rapport à la société est une des constantes dans l'oeuvre de London. Tout comme la suprématie de la force et de la violence dans les rapports entre humains (ou entre animaux) …
Jack London a longtemps été considéré (grâce à ces deux romans et quelques autres comme «
Michael chien de cirque ») comme un auteur destiné à la jeunesse. Cette observation qui n'a rien de péjoratif, bien au contraire, nous confirme que cet auteur a une belle sensibilité, et sait porter un regard attentif sur le malheur des autres (animaux et humains). On comprend pourquoi il s'est tellement engagé dans un combat humaniste (socialiste, en l'occurrence) afin de préparer un avenir meilleur où hommes et bêtes pourraient vivre ensemble, tous ensemble et chacun dans leur individualité.
Croc-Blanc a été souvent porté au cinéma, mais contrairement à « L'Appel de la forêt » qui a connu plusieurs adaptations de référence, aucune n'est vraiment fidèle au roman. Tout au plus on pourra regarder la version Disney de 1991, signée Randal Kleiser, pour la beauté des paysages et la belle interprétation du chien Jed dans le rôle de
Croc-Blanc.