La voix humaine entre en nous, de force. C'est vraiment à l'intérieur de nous que nous l'entendons. Il faut même, pour l'entendre bien, la laisser vibrer dans notre tête et notre poitrine, dans notre gorge, comme si elle était la nôtre pour un instant. C'est pour cette raison sans doute que les voix ne nous trompent pas.
Mes parents me portaient. C'est sans doute pourquoi, pendant toute mon enfance, je n'ai pas touché terre. Je pouvais m'éloigner, revenir; les objets n'avaient pas de poids, rien ne collait à moi. Je passais entre les dangers et les peurs comme la lumière à travers un miroir. Et c'est cela que j'appelle le bonheur de mon enfance. C'est une armure magique qui, une fois posée sur vos épaules, peut être transportée à travers votre existence entière. (p. 16)
Malheur à celui qui n'admire et ne respecte que lui-même ! Son âme est infirme.
Je courais sans cesse. Toute mon enfance s'est passée à courir. Seulement je ne courais pas pour m'emparer de quelque chose (que voilà bien une idée d'adulte et non d'enfant !). Je courais pour aller à la rencontre de tout ce qui était visible et de tout ce qui ne l'était pas encore.
Les enfants, il me semble, sont bien plus disposés que les adultes à changer d'univers. Ils n'ont pas encore eu le temps de se satisfaire du leur. A vrai dire même, ce qui les embarrasse et les opprime, c'est que les grandes personnes - et leurs parents, qui plus est - restent toujours semblables à elles-mêmes : croyant à ceci, dénigrant cela, appelant table la table, et argent l'argent, répétant constamment les mêmes phrases, en somme oubliant la vérité première : que le monde est double, triple, innombrable et toujours nouveau.
La peur est le vrai nom du désespoir.
Il m'était devenu subitement égal que les gens eussent les cheveux bruns ou blonds, les yeux bleus ou verts. Je trouvais même que les voyants employaient beaucoup trop de leur temps dans ces observations inutiles.
Toutes ces expressions de la conversation courante - "il donne confiance", "il a l'air bien élevé" - me paraissaient prises juste à la surface des gens : c'était la mousse, ce n'était pas le breuvage.
“je regardais trop loin, et je regardais trop à l’extérieur. Je me suis mis à regarder de plus près. Non pas plus près des choses mais plus près de moi. A regarder de l’intérieur, vers l’intérieur au lieu de m’obstiner à suivre le mouvement de la vue physique vers le dehors. Tout était là, venu de je ne savais d’où. On ne m’avait rien dit de ce rendez-vous de l’univers chez moi ! Je vis la bonté de Dieu et que jamais rien, sur son ordre, ne nous quitte.”
J'aurais dû apprendre à détester les boches. Grâce à Dieu, pas d'avantage ! Ma famille m'en dissuadait. Les livres, les symphonies, me disaient qu'il ne le fallait pas. Je continuais à appeler les Allemands : les Allemands, avec respect.
Nous sommes tous -aveugles ou non-
terriblement avides. Nous n'en voulons que pour nous. Sans même y penser, nous voulons que l'univers nous ressemble et qu'il nous laisse toute la place. Eh bien! Un petit enfant aveugle apprend très vite que cela ne se peut pas. Il l'appprend de force. Car chaque fois qu'il oublie qu'il n'est pas tout seul au monde, il heurte un objet, il se fait mal, il est rappelé à l'ordre. Et chaque fois au contraire qu'il se le rappelle, il est récompensé: tout vient à lui.