Si ma jeunesse s’est évanouie à jamais dans le désastre de ma vie, ma personne, néanmoins, en a gardé les apparences. La glace, qui reflétait cette mince fille pâle et grave aux larges yeux gris moirés de reflets, me le disait éloquemment. Le décolleté en cœur m’avantageait et je m’avouai, sans autre satisfaction, que plus d’une femme élégante eût envié ma taille et mes jambes longues, « ton corps de chasseresse », disait Henri.
(A Elle, qui est petite et menue, et qui a le visage pointu de certaines brunes, il doit dire qu’elle a le corps d’un Tanagra…)
Allons ! assez de ces pensées qui me font mal ! Pourquoi revenir sans cesse sur le passé, évoquer ces deux êtres qui m’omit fait souffrir, et raviver une blessure qui a tant de peine à guérir ?…
Il y avait, dans cette solitude sylvestre, dans la jeunesse de la journée, dans l’ombre verte des sous-bois, une poésie et une paix qui me pénétraient jusqu’à l’âme. La vie soudain réapparaissait moins amère : il me semblait que je venais de décharger le fardeau des soucis et des désillusions, qu’un autre avenir allait commencer pour moi.
… les nuits de Fresnes, toutes brûlantes d’horreur et d’héroïsme… le long voyage dans le wagon pestilentiel à travers la France tapie sur elle-même comme une lionne blessée… les souffrances du camp, la famine, la saleté, les visions hallucinantes, et les espérances sans cesse reculées et l’incertitude et l’angoisse, et la plus dure épreuve, – celle du retour ! – tout cela n’est plus qu’un long cauchemar que mes petites pilules roses viennent enfin effacer et qui s’évanouit, comme disparaît un film de terreur sur un écran que les projecteurs n’éclairent plus.
Quand on est placé, comme moi actuellement, à mi-chemin entre les maîtres et les domestiques, on apprend beaucoup de choses, même si on se défend de la moindre curiosité. Du fait que vous êtes salarié, le personnel vous considère tacitement comme un des siens et on ne se gêne pas pour faire devant moi des réflexions qui éclairent d’un jour singulier les habitants du manoir.
L’image trop chérie d’un garçon aux larges épaules, au menton faible, aux beaux yeux indolents et câlins traversa ma pensée… Je revis près de lui un autre visage : celui de la trahison, séduisant visage féminin dont la douceur et l’apparente franchise distillaient le mensonge comme un inexorable venin.