Un livre somptueux, qui est à la fois autant un roman historique et un road-movie. Mais ne lisez surtout pas le quatrième de couverture ! Il met une forme de sensationnalisme en avant, associé à la dimension « thriller » alors qu'il est bien plus complexe, et puissant que celles des ressorts habituels du roman policier.
Après cette lecture, la comparaison que l'éditeur en faisait avec «
Le nom de la rose » , qui m'avait semblé un brin osé, m'a finalement semblé tout à fait mérité. Comme le roman d'
Umberto Eco, celui de Karen Mailtland place le genre moyenâgeux très haut, et en sort même, pour parler de la condition humaine..
J'en dirais le moins possible sur l'action en tant que telle.
1348 ! La peste noire balaie toute l'Europe, et touche aussi l'Angleterre. D'abord localisé, le mal s'étend dans tout le pays, déstabilise les institutions et l'ordre public.
Ils sont neuf, deux femmes, une enfant, et six hommes, parmi lequel on compte le vieux narrateur de cet histoire, à prendre la route, fuyant la menace. Nous en apprendrons un peu plus sur l'un et l'autre au fil des jours, quand à leur passé, qui les conditionne, et leur personnalité.
Un cheval et sa carriole pour tirer les biens de cette compagnie étrange, traversant le pays en proie à la fièvre et à la mort. Ils traverseront des landes marécageuses, dormiront dans les endroits les plus divers, affronteront 1000 dangers.
La lutte pour la survie oblige à une forme d'entente forcée entre les membres de cette communauté qui ne s'entendraient guère en temps ordinaire, et où des rixes éclatent, potentialisés par quelques personnalités pathologiques, et manipulatrices. Néanmoins, tout est fragile, dans cette lutte au jour le jour, et les tensions s'exacerbent entre les membres du clan.
On pense évidemment aux grands livres écrits sur les pandémies, tel «
Le hussard sur le toit », le formidable livre de
Jean Giono, ou « la peste » de Camus. Ces livres nous disent que la survie tient à la capacité des individus à trouver des ressources en eux pour survivre.
Les catastrophes et les accidents de la vie, font tomber les individus dans des puits sans fond, mais révèlent les individus à eux mêmes.
Dans la noirceur, curieusement, les moments de bonheur n'en prennent que plus d'éclat. Tout est exacerbé. le roman explore intensément ces dimensions existentielles, qu'on trouve dans les livres les plus sombres, tel que «
Si c'est un homme » de
Primo Levi, où l'auteur Italien évoquait son expérience des camps de la mort.
Sans doute que l'ordinaire moyenâgeux, où la vie était bien précaire, forçait les hommes à envisager déjà d'autres formes de bonheur que celle de la vie sur terre, à une époque où la religion conditionnait tout, et où dieu était la seule forme de sécurité sociale.
La peur de se damner, en n'observant pas les préceptes de l'église, et ses lois et interdits, font que ces individus, même dans ces circonstances où la représentation de la loi n'existe pratiquement plus, restent soumis à un ordre moral et à ses préceptes.
Ce libre arbitre conditionne en effet l'accès au paradis ou du moins au purgatoire. C'est la différence que l'on peut faire avec les acteurs des dystopies actuelles, où dieu est mort. Je pense par exemple au roman crépusculaire de Cormac Mac Carthy. « La route » . Un roman en fait bien plus désespéré que celui ci, car ce road-movie d'un père et de son fils poussant un chariot de supermarché où ils ont entassé leurs maigres affaires, se passe dans un univers où la nature est morte, et où les oiseaux ne chantent plus.
Dans ce roman, les forces de la terre restent par contre intactes. L'homme se fait encore tout petit dans une nature qu'il ne maîtrise pas. le sens de la fragilité du destin est déjà lié à l'issue d'un simple accouchement. Celui que
Karen Maitland évoque dans ce roman et est un très grand moment du livre. Nul doute qu'il faut être femme pour parvenir à rendre si prégnant un tel moment au lecteur, avec la vie et la mort qui semble représentés pour débattre des chances de survie du bébé et de sa mère, et même au-delà du groupe, de l'espèce humaine. L'amour et le dépassement des égos baigne ce moment d'anthologie.
Les causes de la peste noire de 1358 sont vues à l'époque comme une épreuve envoyée par dieu, pour laver les péchés. Si la leçon est dure a accepter, l'homme se soumet, mais espère s'en sortir, utilisant des stratagèmes liés à la superstition et à la magie, et trouvant parfois des boucs émissaires pour exorciser le mal. Des réflexes ataviques que notre époque soit disant moderne et éclairée, à l'épreuve de la crise du covid, a d'ailleurs ressuscité. A ce titre, ce roman écrit il y a 15 ans sera sans doute lu d'une autre façon qu'à l'époque de sa parution.
La dimension onirique puissante du moyen âge, où les gens voyaient des dragons, des loups garous, des sirènes et autres manifestations diaboliques, dont il fallait se protéger, en trouvant des intercesseurs, sous forme de conjurations, ou de reliques de saints, ou supposés telles, est omniprésente dans ce roman.
Il faut féliciter l'autrice d'avoir semé le texte de ces évocations de contes à la fois fantastiques, livrés par les acteurs les soirs de veillée. Ils apparaissent à la fois comme des confessions, ou des rêves fabuleux, utiles à éclairer une route si sombre, nous faisant rentrer dans l'imaginaire du moyen âge.
Pourtant au-delà des ces histoires fabuleuses, consolations offertes, tenant de de Merlin l'enchanteur et de Tristan et Yseut, ces menteurs ne pouvant trop en dire, ne mentent qu'à demi ! Ce qui les oblige à avoir un supplément d'âme, pour exorciser l'horreur, le péché, et le mal, et tenter de comprendre ce qui est à priori incompréhensible.
Certains sont doués en empathie, et d'autres en manipulation. C'est la différence entre ceux qui consolent, se font soignants, et aidants, et ceux qui cherchent tous les prétextes pour exploiter les failles, et asseoir leur pouvoir sur leurs compagnons.
Et c'est ainsi, cahin-caha qu'ils cheminent, poursuivis pendant tout ce trajet, par le hurlement glacial d'un loup chaque soir, dont il faut trouver la forme et le sens.