Le livre des brèves amours éternelles

Ce n'était pas la première femme qui m'a ébloui par sa beauté, par la force patiente de son amour. Elle était la première, en tout cas, à me révéler qu'une femme aimante n'appartient plus à notre monde mais en crée un autre et y demeure, souveraine, inaccessible à la fébrile rapacité des jours qui passent. Oui, une extraterrestre.

Avec une intensité jamais encore éprouvée, je comprenais l'atroce injustice de la vie ou de l'Histoire ou peut-être de Dieu, enfin, la cruauté de ce monde indifférent envers un homme qui crachait son sang dans un mouchoir de soie. Un homme qui n'avait pas eu le temps d'aimer.

"Un scénario de science-fiction. Demain, ce régime vermoulu s'écroule, nous nous retrouvons dans le paradis capitaliste et sur ces gradins montent des milliardaires, des stars de cinéma, des politiciens bronzés ... Et dans l'enclos des intellectuels, Jean-Paul Sartre, par exemple. Non, il vient de mourir, enfin on trouvera quelqu'un. Et vous savez ce qu'il y a de plus cocasse ? C'est que la foule défilera comme si de rien n'était. Car peu lui importe de savoir qui remplit les tribunes, l'essentiel est qu'elles soient remplies. C'est ça qui donne du sens à la vie de notre fourmilière humaine. Oui, au lieu de la statue de Lénine, il faudrait imaginer un play-boy en smoking. Ça se fera un jour. Et dans le défilé il y aura de nouveau ces trois catégories : des placides somnambules très majoritaires, des ricaneurs et quelques rebelles marginaux ..."

Les amours qui ne prétendent plus à l'unicité à la grande passion, offrent en cadeau empoisonné, cette délicieuse désinvolture des sentiments.

Notre erreur fatale est de chercher des paradis pérennes. Des plaisirs qui ne s'usent pas, des attachements persistants, des caresses à la vitalité des lianes : l'arbre meurt mais leurs entrelacs continuent à verdoyer. Cette obsession de la durée nous fait manquer tant de paradis fugaces, les seuls que nous puissions approcher au cours de notre fulgurant trajet de mortels. Leurs éblouissements surgissent dans des lieux souvent si humbles et éphémères que nous refusons de nous y attarder. Nous préférons bâtir nos rêves avec les blocs granitiques des décennies. Nous nous croyons destinés à une longévité de statues.

Un attroupement de femmes se pressait contre un couloir en contreplaqué, un passage couvert qui reliait l'une des issues de l'usine à la plate-forme d'une voie ferrée . Ce long sas vibrait sous le piétinement d'une foule invisible qui quittait le bâtiment et s'engouffrait dans des wagons de marchandises accrochés à une draisine . Les femmes se repoussaient les unes les autres , jouaient des coudes, se faufilaient vers le contreplaqué pour se mettre face á une trouée large d'une cinquantaine de centimètres et qui laissait entrevoir les visages des hommes qui traversaient le passage. La violence de la lutte était machinale , inconsciente des coups qu'on recevait ou qu'on donnait. L'air semblait haché de cris entravés par la peur mais qui, á cause de cette retenue , résonnaient avec encore plus d'acharnement. C'etaient surtout des prénoms masculins qui, par l'étroite ouverture , s'envolaient vers la colonne en marche . " Serguèï ! Sacha! Kolia!" .De temps en temps , un visage maigre se montrait , un mari réussissait á s'arrêter pour quelques secondes devant la trouée . Si son épouse le reconnaissat , elle essayait de lui passer un paquet qu'il attrapait avant de se fondre dans la coulée humaine. Parfois le paquet se déchirait , on voyait tomber dans la neige sale , une miche de pain des sachets de thé .... Certains prénoms faisaient surgir celui que personne n'attendait , les femmes le regardaient avec dépit , se mettant alors à crier aussi un nom de famille. Elsa parvint jusqu'à l'ouverture ,hurla un prénom , d'une voix désespérée qui ma glaça, et elle tendit son sac de toile á une main qui traversa la trouée. Une secousse dure rejeta la main et la trouée fut bouchée par un manteau d'uniforme. Le sac tomba , Elsa s'inclina pour le ramasser . Du côté de la voie ferrée , on voyait venir deux gardes armés ...

Cette avalanche blanche où nous sombrons est extraordinairement belle, impossible de le nier. Belle jusqu'à l'extase, jusqu'à l'évanouissement, si incroyablement belle que celui qui l'admire oublie peu à peu qui il est, pourquoi il est ici, oublie même qu'il lui faudra, à un moment, quitter ce rêve nébuleux pour revenir dans sa vie d'avant.

[p. 159] (cette merveille est une pommeraie modèle)

Elle était la première à me révéler qu’une femme aimante n’appartient plus à notre monde mais en crée un autre et y demeure, souveraine, inaccessible à la fébrilité rapace des jours qui passent.

Oui... Je la connais... C'est une femme qui... une femme qui, sans le savoir, a été aimée... comme on ne peut être aimé... qu'ailleurs que sur cette terre.

Nous possédions si peu et si brièvement que le monde entier s’offrait à nos rêves.