Nous avons le droit et même le devoir de pleurer, à condition que les larmes sèchent vite et qu’il ne nous prenne pas l’envie d’interroger ce qui les fait couler. L’affect est un hommage de circonstance, presque protocolaire. Comme on l’entend dire dans les séries américaines : on ne peut imaginer ses souffrances, mais on compatit, en fait en simule l’empathie. Il ne faudrait surtout pas que s’esquisse une souffrance partagée, prélude aux attachements indéfectibles et pourquoi pas aux luttes collectives. Nous pouvons pleurer le migrant syrien qui coule en pleine Méditerranée, mais à condition de le noyer une seconde fois dans la litanie des statistiques qui « mettent en perspective » cette disparition, et à condition surtout de ne pas songer un seul instant à fournir un asile à ceux qui auront survécu. Nous apprenons ainsi à pleurer sans douleur comme on apprend la civilité et les bonnes manières, comme on potasse un manuel de bonne conduite.
C'est promis, il n'y a pas un gouvernement ni une institution qui ne soit au chevet du monde. La preuve : tout est éthique. Les laboratoires, les entreprises, les cabinets, n'importe qui a son comité de pilotage et son mode de gouvernance résolument éthique. Partout, des valeurs et des normes pour sauver la planète, l'humanité et la croissance. Telle est la farce qui nous est quotidiennement donnée par ceux qui détruisent le monde : parler d'éthique pour faire croire qu'ils sont en train de le réparer. Mais le plus sinistre, c'est que nous y donnons de bon cœur. On boit du café éthique, on porte des baskets éthiques, on fait même des placements éthiques. Cela fait bien, cela fait du bien.On consomme de la bonne conscience pendant que tout s'effondre. Le mot d'étique est vidé, complètement vidé, pour ne plus désigner qu'une espèce d'ambiance zen dans notre aller simple pour l'enfer.
Echapper à ce monde est un vœu pieux parce que je le porte en moi. Ubiquité et séduction sont ses maîtres mots. Civilisation du plaisir oral et liquide, produits tout faits, prêts à consommer et à ingérer ; il me suffit d’ouvrir la bouche et le plaisir coule immédiatement en moi. Par la grâce de la propagande commerciale qui sert moins à promouvoir des produits qu’à vanter la consommation comme mode de vie, je ne passe jamais à coté de ses inlassables exorbitassions à vivre les plus belles expériences. J’achète une folle quantité d’objets-symboles que je ne m’approprie pas, que je n’utilise qu’à peine mais qui alimente mon fantasme d’une vie pleine et réussie. Produits révolutionnaires et bouillie culturelle, tout cela est ingurgité avec gourmandise et la massification s’accomplit en nous traitant tous comme des exceptions. […] (p.93-94)
L'esprit de richesse préfère l'Anonyme : Etat, institution et capital qui captent tout et médiatisent les relations. Richesse et progrès fonctionnent à l'extraction des relations humaines jusqu'à leur absorption et leur quasi-annulation. Pays riches, nous confions nos vieux à des industries gériatriques mortifères, nous déléguons l'éducation de nos enfants aux écoles, marche-pieds du travail-monde, nous laissons à l'Etat et aux associations le soin de prendre en charge les misérables qui crèvent devant nos portes. Ultra-riches, ils convoitent le monde mais n'aspirent à vivre que dans des paradis, exigent l'accumulation infinie mais fuient la vilenie des usines, cherchent la domination mais laissent à d'autres la matraque. L'ambition du riche est de se tirer sur Mars et, de là, continuer à exploiter et à brutaliser.
Aussi les profiteurs de la violence d’Etat sentent-ils le vent tourner. Il leur faut courir les plateaux télé pour dénoncer les violences intolérables de la plèbe et justifier celles, protectrices, de l’Etat. D’ailleurs, ces dernières ne sont pas des violences. Pour qui a le goût immodéré de la répression, la police est une force inviolente. Elle casse des crânes avec déontologie. Jusqu’au ridicule jupitérien qui se voit obligé d’interdire des mots : « Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit. » La novlangue fait des miracles.