Simon Mauger nous livre non pas une énième biographie de
Robespierre, mais un "état des lieux", une analyse de fond, structurée et solidement argumentée sur le problème essentiel de la distorsion qui existe, depuis les "9 et 10 Thermidor" et même avant, entre l'homme
Robespierre authentique et l'image que ses adversaires et ennemis ont voulu donner de lui et qui si elle a eu beau s'imprimer dans la mémoire collective n'en est pas moins fausse, car entièrement fabriquée et caricaturale, faite pour effacer et la personne, et sa pensée et son action réelles au profit d'une déformation démoniaque, monstrueuse et bestiale forgée de toutes pièces par ceux qui ont abattu
Robespierre, les "vainqueurs" croyant toujours avoir le dernier mot, à défaut d'avoir raison. L'image du "monstre"
Robespierre nous vient tout droit des "contes" imaginés par les Thermidoriens et les libéraux qui ne pouvaient survivre que s'ils se livraient à cet exercice de reconstruction frauduleuse de l'Histoire, et ces derniers semblent avoir réussi puisque pour la plupart des gens du commun, la simple évocation du nom de
Robespierre est apparentée à ce visage d'homme froid et d'ennemi du genre humain, monstre dévoreur de vie, grand pourvoyeur du "couteau" égalisateur de Guillotin, tyran voulant imposer sa pensée à tout le peuple français et prêt à éliminer tous ceux qui feraient obstacle à ses entreprises et à ses volontés. En somme, son patronyme se résume à une association directe et arbitraire au mot Terreur, et l'on oublie au passage que celui qui l'a voulue cette Terreur et qui l'a organisée, ce n'est pas
Robespierre, c'est Danton. Certains n'hésitent pas à aller jusqu'à le comparer à Hitler ou à Staline. Tout cela serait vrai si les victimes de l'Incorruptible s'étaient comptées par dizaines de milliers. Mais voilà, le compte n'y est pas, et même si les chiffres ne renferment pas toute la réponse à nos questions, il faut bien dire que les 2700 personnes que nous savons devoir leur arrêt de mort directement ou indirectement à
Robespierre sont moins bien nombreuses que les plus de 20.000 morts dont la disparition fut causée par le fondateur de la République bourgeoise par excellence, celle qui rassure la bien-pensance de la classe des nantis et des parvenus,
Adolphe Thiers, boucher de la Commune, de ces Parisiens qui voulaient résister aux Prussiens qui assiégeaient la capitale tandis que le traître Thiers et les Versaillais pactisaient avec Bismarck et Guillaume II et laissaient ce dernier proclamer la création du IIème Reich allemand dans la Galerie des Glaces, à Versailles : ça ne vous rappelle pas Pétain ? Thiers ne fit rien contre l'envahisseur et ce froid et sinistre personnage s'entendit au contraire avec l'ennemi pour faire fusiller les patriotes de la Commune. Vous m'excuserez, mais s'il doit bien y avoir un personnage de notre histoire qui doit être considéré comme un boucher, ce n'est pas
Robespierre, c'est
Adolphe Thiers, ce grand massacreur, ce boucher de Paris, cet ennemi de la Liberté - oui de la Liberté, première des devises les plus chères aux Républicains. Honte soit portée sur cet homme à la mémoire peu honorable que fut Thiers, installateur d'une République bourgeoise et libérale qui a tourné le dos aux idéaux de Liberté, de Fraternité et d'Égalité fondés lors de la Révolution. Mais laissons ce triste sire et revenons à
Robespierre, dont
Simon Mauger dresse l'un des plus justes portraits qu'il m'ait été donné de lire.
Car mes propos liminaires ne sont que l'introduction d'une critique que je vais faire sur plusieurs jours pour rendre compte d'un livre qui, sage et mesuré dans nombre de ses pages, n'a finalement qu'un but : restituer et estimer l'homme
Robespierre en le situant à la place qu'il occcupa vraiment, d'après les positionnements exacts qu'il prit et d'après les mesures qu'il arrêta - et non d'après les actes qui ont été déformés et contrefaits intentionnellement par ceux qui l'ont terrassé et qui ont voulu salir sa mémoire, se décharger sur lui de tous les crimes qu'ils avaient commis et le faire passer pour ce qu'il ne fut pas, image qu'il fallait absolument façonner et imprimer dans les esprits afin que lui seul fût un objet de réprobation et d'exécration et qu'eux-mêmes fussent absous de leurs fautes et de leurs mauvaises actions et passassent pour des ennemis de la tyrannie et du despotisme inventés.
L'ennui, c'est que le seul de nos hommes politiques à avoir pris fait et cause pour le petit peuple, c'est-à-dire pour la majorité des gens et donc de ses concitoyens, beaucoup étant démunis, ce fut bien
Maximilien Robespierre. Tous les autres, presque sans exception, n'ont gouverné qu'en tenant compte avant tout des intérêts des plus riches et accessoirement de ceux qui sont situés au bas de l'échelle sociale. Qui doit-on honorer, dites-moi, de celui qui pense d'abord au plus grand nombre ou de ceux qui n'agissent jamais avant de s'assurer que les prérogatives des mieux pourvus ne seront pas touchées ?
Peu connu au début de la Révolution,
Maximilien Robespierre, natif d'Arras (6 mai 1758), où sa famille a dû s'installer après 1720, et où sa mère semble s'être éteinte alors qu'il avait six ans, entré au collège en 1765 sur les instructions de son grand-père puis devenu boursier à Louis-le-Grand, reçu bon premier dans l'examen auquel il est soumis en tant qu'étudiant en droit, devenu "avocat en Parlement", préférant aller siéger en novembre 1781 au barreau du Conseil d'Artois, gradué de la prévôté de l'évêché d'Arras en 1782, membre de l'académie des belles-lettres dans sa ville natale dès 1783, défenseur des droits des Oratoriens (congrégation vouée à l'enseignement et à l'éducation publique), il ne fait pas encore le procès de la royauté et ne semble pas prédestiné pour être l'un des meneurs des mouvements populaires qui annoncent les bouleversements qui se profilent à l'horizon ni de ceux qui vont suivre les événements de juillet 1789. Il a certes candidaté à la représentation du Tiers-État artésien aux États Généraux convoqués par Louis XVI mais n'est que le cinquième élu sur une liste de huit candidats. de plus, il fait tout pour être discret et tient à rester l'auteur anonyme de ses propres contributions. La modestie est alors l'un des traits de sa personnalité, et sans doute est-ce bien cela qui symbolise toute cette partie de son existence. Car c'est un fait qu'il y a eu une véritable évolution dans la vie de
Robespierre et qu'il n'est sorti de l'ombre où il se maintenait volontairement que progressivement et tardivement et que sa pensée ne s'est révélée devant ses pairs et aux yeux du public que peu à peu, ce qui n'est pas plus mal.
Necker le tient en faible estime, même s'il l'invite parfois. Mirabeau l'apprécie davantage mais ne l'intègre pas dans son cercle constitué essentiellement du marquis
De La Fayette et de Danton. C'est que Maximilien perçoit déjà chez ces derniers des ambiguïtés et des convictions tièdes.
Robespierre commence alors sa mue et sa parole est maintenant de plus en plus audible et écoutée. Il se fait la voix du peuple qui crie famine et se déclare contre le droit de veto accordé au roi. Les défenseurs des droits inaliénables du peuple lui en savent gré, et parmi eux Marat, plus en pointe et certainement excessif. Bombardé provisoirement président du Club des Jacobins en mars 1792, Maximilien se fait remarquer une fois de plus en s'opposant au suffrage censitaire qui réserve le droit de vote aux seuls gens qui ont du bien, des avoirs. Il milite ouvertement pour le suffrage universel. Il devient populaire à mesure qu'il s'avance sous le regard de l'opinion, même s'il n'est pas forcément au centre de l'attention, comme le rappelle
Simon Mauger (page 55, entre tant d'autres). Membre permanent et par deux fois président du club des Jacobins, il en fait comme les autres une tribune politique où il fait passer les idées qu'il va soumettre sous une forme améliorée à l'Assemblée nationale. Mais, même s'il fait impression et s'il lui arrive souvent de se montrer brillant, il ne parvient que rarement à être suivi par la majorité au sein de la Constituante puis de la Convention.
Sur des points essentiels, ayons simplement l'honnêteté de le reconnaître, ce sont les circonstances qui lui font changer d'avis. Ainsi de sa position sur la peine capitale. Il y est d'abord fermement opposé et se montre plutôt tolérant. le 30 mai 1791, il insiste sur l'importance du respect de la vie d'autrui et s'indigne que "l'homme ne soit plus pour l'homme un sujet si sacré". Il aurait bien voulu l'abolition de cette peine. Devant les coups de force et débordements de haine du peuple que conduisent Marat et Danton, dépassé par les événements, il se montre certes plutôt suiviste, en septembre 1792, c'est-à-dire pendant les horribles "massacres de septembre", puisqu'il finit par cautionner cette insurrection meurtrière, mais il se ressaisit quand il est question du cas individuel d'un faussaire ou du dossier concernant les protecteurs des meurtriers du député Lepeletier de Saint-Fargeau, mais aussi lorque l'attaque contre les Brissotins est déclenchée, et s'il ne conteste plus la présence dans le code de la sentence suprême en cas d'atteinte à la sûreté de l'État, on le voit alors se montrer très clément, humain et à l'écoute et chercher à épargner la vie de soixante-treize personnes qu'il juge totalement innocentes, contre l'avis de plusieurs extrémistes. Lorsque Lyon s'insurge en juillet 1793, il fait tout son possible pour modérer les mesures répressives et empêcher que l'on ne tue plus de monde que ceux qui sont d'évidents suspects et que l'on ne détruise pas plus de cinquante maisons sur les six cents visées. de plus, on sait qu'il demandera des comptes à un certain Fouché, futur ministre de la police et de l'intérieur sous Napoléon 1er, et qui fit tuer en masse des Lyonnais, avec Collot d'Herbois, lesquels, se sentant visés et se voyant bientôt devoir expliquer leurs excès devant des juges, allaient participer le 9 Thermidor an II de la République (soit le 27 juillet 1794) au complot pour éliminer
Robespierre, le premier en faisant circuler parmi les députés de fausses listes de suspects écrites de sa main mais attribuées à
Robespierre afin que tout le monde se croit menacé de mort, le second en présidant la séance de l'Assemblée à la Convention afin d'empêcher
Saint-Just et surtout Maximilien de prendre la parole. Certes,
Robespierre s'il fut reconnu comme l'Incorruptible par excellence, ne fut pas un saint, on peut citer entre autres un peu plus de vingt pauvres bougres exécutés, par sa faute, pour avoir osé s'en prendre à un Arbre de la Liberté, arraché parmi les centaines que l'on plantait un peu partout dans l'Hexagone à cette époque-là, et le cas de Danton, qui, toutefois s'était rendu coupable de se faire de l'argent sur les uniformes et chausses des soldats de la République qui allaient se battre mal vêtus et au péril de leur vie pour la défense de la Patrie en danger, un Danton que l'on soupçonnait par ailleurs d'avoir pris langue en secret avec les ennemis extérieurs de la République alors qu'en public il réclamait de "l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace".
Robespierre tenta en revanche à maintes reprises de sauver la vie à
Camille Desmoulins qui s'était abrité aveuglément sous l'aile trompeusement protectrice de Danton, mais à la fin
Saint-Just arracha cruellement à
Robespierre cet écervelé inconscient de ce que Danton faisait en secret.
Nous l'avons dit, la France était envahie, et
Robespierre qui n'avait pas partagé l'enthousiasme belliciste des Brissotins lors de la déclaration de guerre de Louis XVI en avril 1792 à la Bohême et à la Hongrie (autrement dit à l'Autriche suivie par la Prusse) dans l'espoir de la part du roi que les armées de la Révolution fussent écrasées et qu'il fût rétabli solidement sur son trône, changea d'attitude en voyant les menaces et les risques de défaite se multiplier, et d'adversaire de la guerre qu'il était parce qu'il savait que nul peuple ne pouvait tolérer l'agression de "missionnaires armés", il devint un fervent partisan de la lutte menée par les soldats français pour repousser l'ennemi au-delà des frontières afin que l'oeuvre de la Révolution fût sauvegardée. Ce qui n'était au début à ses yeux qu'une manoeuvre contre-révolutionnaire en raison du double jeu du roi, lui apparaît après la trahison du Général Dumouriez, du clan des Brissotins, passé à l'ennemi, un couteau planté dans le dos des patriotes français et
Robespierre va désormais faire partie de ceux qui, s'appuyant sur des représentants en mission motivés, sauront maintenir le moral des soldats de l'an I et de l'an II à un bon niveau et inverser la tendance en remportant peu à peu victoire sur victoire.
C'est encore un
Robespierre soucieux de l'intérêt des plus mal lotis, c'est-à-dire du côté de la majorité de la population, que l'on retrouve le 24 avril 1793 sur la délicate question de la propriété privée, qui, sacro-sainte et sacrée pour les Libéraux qui avaient introduit ce droit de posséder dans les principaux articles de la Constitution, ne pouvait pas selon Maximilien s'exercer au détriment des droits de tous à bien vivre qui était celui de la classe laborieuse et des couches les plus démunies de la société. Comment accepter que ce droit ne fût réservé qu'à la classe aisée sans éprouver une terrible honte ? le prétexte des efforts et des mérites supérieurs des plus méritants n'est-il pas simplement alors une iniquité ?
Robespierre s'oppose alors justement sur ce point à Condorcet. Comme l'écrit mesurément
Simon Mauger : "Son point de vue est clair, la propriété participe au bonheur de l'individu mais n'est pas une fin en soi et ne doit surtout pas l'être" (page 66). "Son combat ne porte pas sur les questions économiques mais sur l'égalité politique et citoyenne des Français", poursuit l'auteur page 67). N'est-ce pas sur ce point précis et sur les limites à donner au droit de propriété que la Révolution française n'a jamais été achevée et qu'il faudrait absolument sinon détruire les tables de la Constitution, du moins en amender le texte pour y mettre les limites nécessaires, pour y injecter ce qui relève du bon sens et des droits en matière d'Égalité, très peu présents finalement et assez imprécis dans leur définition dans les textes fondateurs ?
Si l'on veut faire oeuvre utile et honnête, il ne faut plus "démoniser" ou démonétiser
Robespierre mais dresser le tableau en deux colonnes des ombres et des lumières autour du personnage, et ne plus se contenter comme le font bien des Libéraux de mauvaise foi de ne faire qu'un procès à charge.
Simon Mauger a raison : à avoir fait porter le chapeau à
Maximilien Robespierre, ils lui ont finalement et paradoxalement donné plus d'importance et plus de pouvoir sur les hommes et les choses qu'il n'en eut en réalité, cela afin de le faire passer pour un monstre et un dictateur qu'il ne fut pas. Ce qui gêne les Libéraux, c'est que
Robespierre ait été soucieux du droit des plus faibles. "SILENCE AUX PAUVRES" disait
Henri Guillemin. Que cela cesse et que la Fraternité et l'Égalité réelles acquièrent enfin autant de place, et d'importance, dans les droits et les faits, que la Liberté.
Bien plus mesuré dans son livre que moi dans ma critique,
Simon Mauger consacre une bonne partie de son travail à démontrer que l'image de
Robespierre ne pouvait être que faussée et rendue négative, car le personnage n'avait pas la sympathie - et n'a toujours pas celle - des régimes politiques successifs qui se sont mis en place après lui (Directoire, Empire, Restauration, IIe République, Second Empire, IIIe, IVe et Ve Républiques), et qui tous, qu'ils fussent animés au sommet par des hommes de droite ou de gauche adhéraient à une vision conservatrice de l'histoire comme à une conduite des affaires favorable aux intérêts d'une bourgeoisie dominante, que celle-ci fût réactionnaire ou de nos jours simplement libérale, ce qui ne l'empêche pas d'être toujours exclusive et de vouloir tenir le peuple en lisière, sous sa férule - ce peuple qui fait peur depuis 1793 - et même depuis 1789, que l'on célèbre mais en faisant tout pour occulter la suite. Tous ont finalement adopté les mêmes réflexes d'ostracisation ou de malédiction et de "démonoligisation" de
Robespierre dans la mémoire comme dans l'évocation. Les arts, la littérature, et, plus récemment, le cinéma et la télévision mais aussi les discours des hommes politiques et les débats entre intellectuels ont suivi, forcément, cette même pente, la voix de
Robespierre étant étouffée parce qu'elle soulèverait aussitôt un réveil et un sursaut des aspirations populaires, ce qui menacerait le pouvoir des élites qui gouvernent, et c'est ce que démontre brillamment le livre de
Simon Mauger dont je ne peux que recommander la lecture.
François Sarindar