Une découverte et un choc.
Jamais rien lu de
Laurent Mauvignier et j'avoue que quelque 600 pages pour évoquer un fait divers, ultra violent , de quelques heures , dans une zone rurale écartée, tout cela me faisait un peu peur...
Dès la première phrase, longue, tortueuse, accidentée, cabossée, comme un appel d'air en souffrance , je me suis trouvée embarquée. Et je n'ai plus pu descendre de ce rafiot infernal avant la dernière ligne - fascinée, subjuguée par cette empathie ténébreuse de la poisse qui emberlificote les personnages et les lie à un destin qu'on devine d'emblée catastrophique.
Les Trois filles seules.
C'est le nom du lieu-dit, du hameau proche de la Bassée. C'est là que tout se passe, va se passer, doit se passer...
Trois maisons isolées : l'une abandonnée et à vendre, la deuxième occupée par Christine, une artiste peintre parisienne, la soixantaine bien sonnée, indépendante et solitaire, une originale déclassée, exilée là avec ses cheveux orange et son chien-loup; la troisième maison est celle des Bergogne, un couple et Ida, sa petite fille d'une dizaine d'années- un couple mal assorti: elle, Marion, trop belle, trop insolente, trop tout, et lui, Patrice, gros nounours mal léché, cul terreux avec son avion de chasse de gonzesse, pas tranquille, pas sûr de lui, pas sûr d'elle trop amoureux pour être indifférent, trop amoureux pour ne pas souffrir de tout ce qui vient ou ne vient pas d'elle, damné de la terre, ver de terre amoureux d'une étoile mais protecteur, mais tutélaire. Une sorte de Bon Génie du lieu maudit. le seul des trois frères à être resté à la ferme après la mort des vieux. Fragile dedans , mais un roc quand même.
Comme dans les contes, tout va par trois.
Trois filles seules, trois maisons, trois femmes, la vieille, la jeune et l'enfant. Trois frères Bergogne moins deux.
Reste Patrice qui en vaut trois: Patrice
le fermier, Patrice le père, Patrice le mari......
Et comme dans les contes, ces contes de la nuit que Patrice ou Marion raconte le soir à Ida pour l'endormir, il y a aussi les trois Méchants.
Le cinglé, le pervers et le go-between.
Ceux-là ne font pas tarder à venir et à hanter la soirée d'anniversaire de Marion .
À bien la pourrir. À la pourrir à mort.
La phrase entortillée et captieuse qui m'avait cueillie d'emblée, attrapée dans ses filets et entraînée par le fond dans la noirceur de cette histoire de nuit , épouse tour à tour les pensées et méandres - les pensées méandreuses- de chaque protagoniste.
Elle ne nous fait grâce de rien: nous entrons dans les peurs, les remords, les rancunes, les illusions, les mépris, les haines, les prises de conscience tardives, les audaces dangereuses, les précautions naïves, les parades dérisoires, les défenses désespérées d'Ida, de Christine, de Marion, de Patrice..
600 pages et quelques qui ne se lâchent pas et qu'on avale sans demander grâce, parce que la grâce ça ne se demande pas dans une Histoire de la Nuit.
Il faut juste s'accrocher le plus longtemps possible à la phrase, à son souffle, à Patrice, à Ida, à ceux qu'on a cru faibles ou peu flamboyants mais qui tirent leur force de leur obstination, de leur ténacité à exister, comme la phrase elle-même , tendue, filandreuse, pleine d'à-coups mais toujours là, comme une amarre dans l'histoire en déroute, comme un filin qui retiendrait le rafiot secoué et l'empêcherait de se fracasser sur les hauts fonds ..
Une merveille de bouquin, d'écriture, de scénario, de personnages.
Une merveille, tout court, si j'ose dire d'un roman de cette longueur : mais pour moi j'aurais aimé qu'elle dure encore, qu'elle me retienne à l'ancre ou à l'encre...