La série chinoise - Intégrale, tome 1

Il sentit le sang avant de voir la forme ramassée du corps dont la tête avait roulée soixante centimètres plus loin, sur le côté, les yeux ouverts. Le flash du photographe de la police imprima cette image paraissant encore plus vive dans cette lumière aussi soudaine qu’aveuglante.
L’inspecteur Qian le salua d’un signe de tête et dit d’un air sinistre :
- Pareil que les autres, patron.
Qian avait une dizaine d’années de plus, et beaucoup plus d’expérience. Mais il n’avait ni le flair ni l’imagination qui avaient propulsé Li au-dessus de lui, à l’âge de trente-trois ans. Il n’en nourrissait aucune rancune. Qian connaissait ses limites, et savait jauger le talent des autres. C’était un homme sur lequel Li pouvait se reposer en toute confiance : franc, direct, avec lequel il n’y avait aucun risque de malentendus.
- Fais dégager l’endroit dès que le photographe aura fini. Il y a trop de monde ici.
- D’accord. Je crois que ça y est. Le doc est en train d’examiner le corps.
Qian entreprit de faire sortir tout le monde.
Le docteur Wang Xing, le médecin légiste de service au centre de détermination technologique criminelle de Pao Jü Hutong, était accroupi à côté du corps, une cigarette non allumée coincée entre les lèvres. Quand il se releva, il retira lentement ses gants tachés de sang et enjamba avec précaution un endroit où le linoléum était arraché et le parquet soulevé. Evitant la grande flaque de sang qui s’égouttait dans le trou et les éclaboussures caractéristiques laissées par les giclées de sang qui avaient jailli des carotides, il passa dans l’entrée. Il décolla délicatement la cigarette de ses lèvres et sourit :
- « Si tu veux conserver ton courage et ta tête quand tous les autres les perdront… »
- Rudyard Kipling, dit Li.

Il fixa pendant plusieurs minutes, sans les voir, les feuillés étalées devant lui. Les victimes avaient toutes fréquenté la même école.
Pour la première fois, cette révélation jeta dans son esprit l’ombre d’un doute sur les conclusions de Margaret. Car les quatre hommes étaient inextricablement liés ; ils avaient été drogués avec la même substance ; ils avaient eu les poignets attachés avec le même cordon de soir ; ils avaient une pancarte autour du cou, avec leur surnom écrit à l’envers et barré d’une croix – les pancartes étaient numérotées en ordre décroissant, en partant du chiffre 6 ; ils avaient été décapités – les trois premiers avec un sabre en bronze – et le quatrième aussi, sans doute…
Et pourtant… un doute tenace subsistait. Un doute très léger, mais dont Li ne pouvait se débarrasser. Pourquoi Yuan avait-il bu la vodka bleue ? Pourquoi son assassin s’était-il tenu sur sa droite pour lui asséner le coup fatal alors qu’il s’était tenu sur la gauche d’au moins deux des autres victimes ? Pourquoi avait-il noué le cordon de soie à l’envers ?

Il retourna dans sa propre chambre. Yifu ne cesserait donc jamais de le hanter. À chaque échec, on lui avançait son oncle en exemple à suivre alors que chaque réussite était portée au crédit de l’influence du vieil homme. Les gens jaloux de sa position et de ses succès les mettaient sur le compte des relations de son oncle. Et les officiers supérieurs qui avaient travaillé avec ce dernier ne manquaient pas de lui faire comprendre qu’il n’avait pas sa carrure. Dans toutes ses enquêtes il sentait la présence de Yifu derrière son épaule, il l’entendait murmurer à son oreille :
Inutile de s’inquiéter de ce qui aurait pu être, Li Yan.
C’est une bonne chose d’avoir à recomposer un miroir.
La terre est toujours fertile pour le laboureur infatigable.
Il aurait donné n’importe quoi pour entendre à nouveau sa voix.
Il se débarrassa de son uniforme et enfila un jean, un tee-shirt blanc et sa vieille veste préférée en cuir marron avant de fourrer quelques affaires dans un sac. L’un des livres de Xinxin posé sur la commode attira son attention. Il fallait qu’il trouve quelqu’un pour s’occuper de la petite pendant son absence. Il ne pouvait plus compter sur Margaret.

Elle avala une gorgée de thé.

- Et puis il y a ces points de suture internes sur les artères, aux endroits où les organes ont été retirés. Comme je l’ai déjà dit, les morts ne saignent pas.
Mei Ling rejeta ses cheveux en arrière :
- Vous avez parlé d’acide succinique et de midazolam trouvés dans l’urine.
- Je suis à peu près certaine que le laboratoire découvrira de la succinylcholine dans les tissus cérébraux. Je dirais qu’elle a servi, avec les midazolam, à rendre les victimes dociles. Il est couramment utilisé en prémédication avant une anesthésie. Il aurait suffi de l’injecter par petites doses à intervalles réguliers pour garder la victime à la limite de la conscience. Le succinylcholine est un inhibiteur neuromusculaire. Il aurait servi à paralyser les victimes ; un ballon et un masque de ventilation auraient été utilisés ensuite pour envoyer de force de l’air dans les poumons et oxygéner le sang. Cela paraît compliqué, mais c’est plus simple et plus rapide qu’une anesthésie générale.

Li se hérissa. L’affaire était simple. Venu de la campagne pour, soi-disant, chercher du travail à Pékin, l’accusé s’était introduit par effraction dans un logement du nord-est de la ville. Surpris par son occupante, une veuve d’un certain âge, il avait poignardé cette dernière à mort. Beaucoup de sang avait coulé. Le lendemain, le responsable d’un foyer de travailleurs avait appelé le bureau local de la Sécurité publique pour rapporter que l’un de ses résidents était rentré en pleine nuit, apparemment couvert de sang. L’accusé avait pris une douche et fait disparaître ses vêtements tachés de sang avant l’arrivée de la police. Mais ses chaussures correspondaient aux empreintes de pas laissées sur la scène du crime ; la police scientifique avait relevé des traces du sang de la victime sur les semelles. Li se demandait pourquoi l’avocat de la défense semblait si sûr de lui. Il n’allait pas tarder à le découvrir.