Jupiter's Legacy, tome 3 : Requiem

Un déséquilibre permanent
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Ce tome fait suite à Jupiter's Legacy, tome 2 : Soulèvement qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome pour être familier des personnages, de leur histoire personnelle, de leurs interactions. Il regroupe les épisodes 1 à 6, initialement parus en 2021, écrits par Mark Millar, dessinés, encrés et mis en couleurs par Tommy Lee Edwards pour les épisodes 1 à 4, et par Matthew Dow Smith pour les épisodes 5 & 6. La séquence souvenir de l'épisode 1 a été dessinée par Edwards et John Paul Leon. La séquence de braquage de l'épisode 4 a été dessinée par Edwards et Bernard Chang. Les couvertures ont été réalisées par Edwards, à l'exception de celle du recueil, dessinée par Frank Quitely.

Chloe Sampson et Eddie Hutchence se sont mariés et ont eu des enfants. Bien sûr, ce mariage entre la fille du plus grand superhéros et le fils du plus grand supercriminel n'a pas duré et ils ont fini par divorcer : fin de l'union entre Lady Liberty & Skyfox. Sur les écrans de l'atelier de Utopian au nord de la Russie, trois questions. Que sommes-nous ? Qui nous a fait ? Pourquoi aimons-nous autant nos enfants ? À Las Vegas en 2051, un ouragan d'une violence extrême ravage la ville. le même phénomène avec les mêmes conséquences se produit en Australie avec des incendies ravageurs, au Japon. Une silhouette apparaît sur un écran devant la secrétaire des Nations Unies réclamant une rançon de trois milliards de dollars, en échange de la restitution du contrôle du système de régulation climatique. L'Utopien intervient pour sauver un avion en détresse, pour dissiper une tornade, pour éteindre un incendie. Mais le criminel continue : il a bien vu l'intervention du superhéros, et il le met au défi d'arrêter le tsunami qu'il vient de déclencher à New York. Sur place, dans le quartier de la finance à Manhattan, Otto Sampson a piraté le système de publicité dans le ciel pour diffuser un message réclamant la justice pour le peuple musulman Ouïgour. Cinq autres superhéros sont sur place.

Soudain, Utopien fait irruption juste à temps pour que les autres remarquent la lame de fond qui s'apprête à s'abattre sur Manhattan et pour la neutraliser. Dans le même élan, il neutralise le satellite permettant d'empêcher le criminel de déclencher une vague de canicule. Depuis huit ans, la Terre vit un véritable âge d'or : la nature a été domptée, le taux criminalité a atteint un nouveau minima, les épidémies sont quasiment éliminées, tout cela grâce à la collaboration entre humains et super-humains. Sur une montagne isolée, Utopien (Jason) et Gabriella discutent : le coupable de quatorze ans qui a trafiqué les contrôles du climat, la réparation dudit système déjà terminée avec un niveau de sécurité plus élevé, la crainte qu'Otto ne respecte pas la souveraineté la République Populaire de Chine, l'île où leurs grands-parents ont acquis leurs superpouvoirs, la réunion de famille avec Barney et Ellen à laquelle il ne peut pas participer parce qu'il a trop de choses à faire. Il y a six semaines, leur mère Chloe est partie pour une mission sur une autre planète.

De 2013 à 2016, Mark Millar & Frank Quitely réalisent dix épisodes d'une série introduisant deux générations de superhéros dans un univers totalement indépendant de tout autre, l'histoire débutant au temps présent de la publication. Cette histoire a droit à une forme de préquelle intitulée Jupiter's Circle, écrite par le même scénariste. Elle bénéficiera d'une série télé avec des acteurs en 2021 sur une plateforme de diffusion. le lecteur n'attend pas forcément de suite, et il est donc surpris d'en voir une arriver, toujours écrite par Millar, mais cette fois-ci dessinée par un autre artiste, deux autres en fait. La paix mondiale règne sur Terre, à quelques incidents près, vite résolus par Utopien ou par Lady Liberty. Les différents enfants de la troisième génération ne partagent pas tous le même point de vue, ne suivent pas tous aveuglément les grandes lignes édictées par leur mère, mais sans chercher à revenir vers un ordre mondial qu'ils domineraient. Les deux les plus rétifs sont les fils Otto qui joue un rôle activiste contre les gouvernements oppresseurs ne respectant pas les droits de l'homme, et l'ex-mari Eddie (surnommé Hutch) qui réalise des petits coups minables pour pouvoir se payer son alcool et rester dans un état second vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Chloe Sampson est vaguement inquiète de la libération de Brandon, fils de Chloe & Eddie, qui avait tué Sheldon Sampson le superhéros Utopien originel. Mais quel que soit son comportement, cela devrait être gérable.

S'il a oublié les personnages de l'histoire initiale, le lecteur ne parvient pas à ressentir de l'empathie pour eux, à s'intéresser à cet étrange démarrage qui fait le point sur qui en est où, sans que leur personnalité ne soit palpable, dans un état du monde où rien ne semble très préoccupant. D'un autre côté, l'artiste est dans une forme éblouissante, avec des planches très soignées. Il réalise des cases mariant un détourage encré parfois à gros trait, ce qui apporte une rugosité en phase avec une réalité un peu dure, un peu âpre, indiquant que cet âge d'or n'est pas si parfait que ça. Il réalise lui-même ses couleurs avec un savoir-faire sophistiqué, jouant sur la toute la gamme allant d'une impression de photographie retouchée, à de splendides camaïeux en guise de fond de case, aussi bien une évocation des couleurs principales de l'environnement et de ses axes structurants, aussi bien des effets spéciaux accompagnant une explosion ou l'utilisation de superpouvoirs. Ainsi les images naviguent entre une description précise et factuelle, et un ressenti de type impressionniste parfois, expressionniste à d'autres moments. le lecteur apprécie aussi bien des séquences que des moments en une case : le feu de forêt en Australie, les publicités dans le ciel, Hutch écroulé sur sa chaise en attendant que quelqu'un vienne pour une dédicace dans une convention, Brandon qui marche dans un champ, une noyade, des téléportations, etc. le lecteur remarque également que les pages réalisées avec John Paul Leon sont plus rugueuses, plus dures. Celles avec Bernard Chang sont plus réalistes, plus pragmatiques, ce qui est en totale cohérence avec un casse bien préparé et bien minuté.

Arrivé au troisième épisode, le lecteur constate que le scénariste développe son intrigue suivant plusieurs axes, et qu'il y prend goût. Mark Millar tricote plusieurs fils : le casse pour récupérer un objet de pouvoir, la seconde chance du prisonnier après avoir été libéré, l'aide apporté au peuple d'une planète extraterrestre, la découverte d'un autre groupe d'individus disposant de superpouvoirs acquis de la même manière que la première génération d'Utopien et de ses compagnons, la tension montante dans les relations internationales avec la République Populaire de Chine. le lecteur note bien le passage d'un dessinateur au suivant pour les deux derniers épisodes. Matthew Dow Smith reste dans le même registre que son prédécesseur, même si en apparence les pages semblent différentes. le décalage provient du fait qu'il n'y a plus cette utilisation de la couleur directe et que les dessins repassent sur le mode détourage systématique avec encrage. La mise ne couleurs s'avère également moins sophistiquée et moins riche que celle d'Edwards. Pour autant, la cohérence graphique avec les éléments visuels est assurée. L'aspect plus dur des dessins, et donc de ce qui est décrit correspond également à l'évolution des différentes situations qui sont entrées dans une phase de conflit ouvert. La gentillesse présente dans les deux premiers épisodes semble avoir fondue comme neige au soleil révélant des motivations et des comportements emplis de méchanceté et d'égoïsme. Certes les personnages animés de bonnes intentions ont été éliminés parce qu'ils représentaient une menace ou un obstacle pour les combattants. de même, une faction est animée par la volonté d'assurer un futur à son peuple, même s'il faut pour cela éliminer un autre peuple. Mais le cynisme revient avec la violence sadique, plus pour le spectacle et le divertissement, que pour des convictions profondes. Dans le même temps, le lecteur découvre une scène des plus touchantes quand il assiste à une discussion entre Chloe Sampson et son ex-époux et qu'il apprend les raisons de leur divorce. Contre toute attente ce moment est révélateur de la réelle personnalité de l'un et de l'autre, et d'une conséquence inattendue des pouvoirs de Chloe. Par contraste, le cynisme de nombreux personnages ressemble à un opportunisme de la part de l'auteur qui vient de prouver juste avant que chacun individu est plus complexe que ça.

Pas sûr que le lecteur attendait une suite à Jupiter's Legacy. Cependant il s'agissait d'une oeuvre assez personnelle de Mark Millar, et cette nouvelle saison promet d'être relativement courte, prévue en dix épisodes. Même s'il ne reconnecte pas les personnages sur un plan émotionnel, le lecteur apprécie la qualité de la narration visuelle, très réussie et se laisse porter par des fils narratifs diversifiés. Puis il se pique au jeu du suspense présent dans chacun de ses fils, dans la problématique d'un monde où les superpouvoirs ont changé durablement l'équilibre des pouvoirs politiques, et des aspirations de l'humanité. La transition avec un deuxième dessinateur se fait sans hiatus trop important, et les intrigues prennent une ampleur divertissante. Il est possible que le lecteur soit sensible au cynisme qui s'installe progressivement dans le récit, et que sa réaction oscille entre l'évidence que tout cela était trop beau, et le ressenti que ce cynisme est un artifice narratif en toc.