L'histoire : Emma a 17 ans. Pas vraiment le bel âge.
Sa grand-mère adorée, sa mamouschka vient de mourir, son père est un taiseux et sa mère d'une superficialité insupportable. Cette grand-mère si proche d'elle, sa confidente, et qui pourtant n'avait rien voulu lui dire lorsque, s'assoupissant, elle avait crié cette phrase énigmatique :
« Jacques, je ne veux plus rester ici […] sais-tu seulement son nom ? Moi je le sais. Elle s'appelait Eva… Eva Hirschbaum […] Emmène-moi loin de
Sobibor ! »
Emma avait alors compris que sa grand-mère lui celait une partie de son passé en lui mentant, mensonge qu'elle emporte dans la tombe.
Emma se fait vomir. de crises d'anorexie en crises de boulimie, d'abandon de l'école en vols à l'étalage, de tentatives de suicides en hospitalisations forcées, Emma va peu à peu perdre pied, hantée par la découverte de ce que fut
Sobibor et de quelque chose qui se joue à son insu. Dans les vêtements de sa grand-mère, elle trouve le journal intime d'un inconnu, Jacques Derosches. Celui-ci raconte en détail son parcours de jeune pétainiste jusqu'à sa participation active à la solution finale, à
Sobibor...
Un texte coup de poing.
En moins de 200 pages, l'auteur réussit à épouser le point de vue d'Emma, personnage principal dont il décrit l'enfoncement dans l'anorexie, le délitement des liens avec subtilité, mais également celui de Jacques Desroches dont la bonne foi et le sentiment d'irresponsabilité sont rendus avec une précision insupportable.
Il montre l'enfer vécu d'Eva Hirschbaum et des victimes de la Shoah. Il fait le portrait en creux d'une famille où l'incommunicabilité est la règle, verrouillée par un mensonge fondateur. Même les personnages secondaires, comme le petit ami d'Emma ou le directeur du supermarché où elle se fait arrêter quasi volontairement pour vol ont une véritable profondeur psychologique.
J. Molla réussit le tour de force d'aborder les problèmes de l'anorexie, du malaise adolescent et de l'éveil du corps, du deuil, des secrets de famille, de la Shoah et du mal, de la mémoire, de la liberté individuelle et de la responsabilité, tous avec profondeur et sans en sacrifier aucun. La construction du texte, tant en allers-retours temporels à l'intérieur du témoignage d'Emma qu'entrecroisée avec le journal intime de Jacques Desroches, donne une grande force à la progression dramatique. Dans ce récit à la mécanique implacable, la figure d'Emma apparaît comme une moderne Antigone recherchant, à corps perdu et avec opiniâtreté, à faire se (re)lever les mémoires persistantes des morts et les mémoires oublieuses des vivants dont elle est la récipiendaire involontaire.
La vérité, dans toute sa dureté et avec son prix, lui fournit, à la fin, les conditions de sa liberté.
Un récit qu'on lit d'une traite, à la puissance cathartique indéniable. Un grand texte.
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