Bon... même si je n'irai pas jusqu'à la critique dithyrambique du Guardian qui a vu dans "
Mexican Gothic" la rencontre entre
Lovecraft et les soeurs Brontë, je dois reconnaître que j'ai passé avec ce roman un très bon moment, qui -à mon avis- va bien au-delà de ce qu'il prétend être, qui est plus qu'un roman d'horreur gothique et ça, c'est une bonne surprise.
Et puis, cette atmosphère...!
Catalina, orpheline, a été élevée auprès de sa cousine Noemi, par son oncle et à sa tante, dans l'aisance d'une demeure cossue du Mexico des années cinquante. Douce, rêveuse, la jeune fille a fini par épouser, après des fiançailles éclairs, un homme aussi charismatique que mystérieux, Virgil Doyle qui l'a emmenée avec
lui dans sa demeure familiale, le domaine de High Place, loin de l'effervescence de la ville.
Noemi, elle, est devenue une jeune femme aussi belle que rebelle, alliant l'esprit (acerbe!) à la coquetterie et à un caractère bien trempé. le tourbillon de sa vie mondaine ne
lui laisse que peu de temps pour s'inquiéter de Catalina qui, depuis son mariage, ne donne que peu de nouvelles à sa famille jusqu'à ce que son père la convoque dans son bureau pour
lui faire lire une lettre bien étrange dans laquelle Catalina écrit qu'on cherche à l'empoisonner, que des fantômes hantent High Place, qu'elle entend leurs râles, leurs cris même qui résonnent dans le manoir...
Envoyée par son père, inquiet et désarmé, pour faire la lumière sur la situation de Catalina, Noemi entreprend donc le voyage jusqu'à High Place où elle découvre noyé dans une brume épaisse un manoir victorien immense mais dont l'ancienne somptuosité s'est effacée, morcelée. La demeure n'est plus que le reflet désolé de sa splendeur passée et chaque pièce, sombre et humide, le rappelle cruellement, tout comme les lourdes pièces d'argent qui encombrent des vitrines poussiéreuses rappellent la gloire passée d'une dynastie enrichie par les mines d'argent aujourd'hui fermées et presque oubliées.
Les Doyle eux-mêmes semblent à l'avenant de leur domaine: si Virgil, l'époux de sa cousine, est extrêmement troublant, son père, Howard -le patriarche de la dynastie- a l'air d'être aux porte de la mort. Quant aux autres, ils ne sont que pâleur... Par ailleurs, l'endroit est régi par des règles un peu floues, un peu absurdes auxquelles Noemi a bien du mal à se faire. Ainsi, les repas doivent être pris dans le silence le plus absolu et la jeune femme doit demander l'autorisation pour rendre visite à Catalina qui serait atteinte d'une forme étrange de tuberculose et qui s'éteint chaque jour un peu plus, s'abîmant dans une mélancolie poisseuse et apathique. L'atmosphère à High Place est lourde, oppressante et vire à l'angoisse lorsque Noemi, qui enquête inlassablement sur l'état de sa cousine, se met à faire de terrifiants cauchemars qui la laissent au matin exsangue et épuisée, sans appétit.
Grâce à une écriture puissamment évocatrice, "
Mexican Gothic" parvient à nous immerger progressivement dans une atmosphère nébuleuse autant que mystérieuse, une atmosphère lourde et angoissante qui flirte avec l'horreur et qui monte progressivement jusqu'à se déployer. Toile d'araignée qui retient prisonniers lecteurs et personnages, englués dans une histoire folle qui les dépasse et les torture. La plus grande réussite du roman qui se réclame autant du cinéma de Guillermo del Toro ("Crimson Peak" en tête, "L'échine du Diable" non loin derrière) que de la littérature gothique à la
Walpole ou à la
Lovecraft, qui se place aussi dans la lignée d'un "Rebecca" ou des "Hauts de Hurlevents" est la place qu'il laisse à High Place. le manoir, fascinant, inquiétant, est un personnage à part entière dont la présence trouble nimbe chaque page, jusqu'à envelopper l'ouvrage tout entier d'un voile opaque, modifiant ainsi l'aspect des choses, des uns et des autres, tendant ainsi pièces et embuscades, créant au gré des chapitres fantasmes et hallucinations, visions et faux semblants visant sans doute à protéger les secrets qui s'y terrent, les secrets d'une famille venue au Mexique il y a bien longtemps pour y devenir riche et puissante, quel qu'en soit le prix... Quelle qu'en soit la quantité de sang à verser et de vies à gâcher.
En effet, comme dans tout roman gothique, les secrets et les mystères sont légion dans "
Mexican Gothic" et comme souvent, le présent s'enracine dans un passé dont il faut trouver les clefs pour espérer survivre et quitter le tombeau que devient High Place au fil du roman. On n'échappe donc pas aux poncifs du genre (le cimetière, l'horreur d'un passé familial meurtrier avec son fantôme et ses sacrifiés, l'emprise, l'étouffement...) mais
Silvia Moreno-Garcia les traite avec intelligence et brio, avec une originalité certaine qui se révèle particulièrement dans la toute dernière partie du roman où la découverte de ce qui meut High Place et les personnages est aussi terrifiante que vertigineuse et lors du dénouement, qui ressemble un peu à l'oxymore de
Pierre Corneille, cette "obscure clarté" d'une beauté fragile.
Peut-être bien d'ailleurs que la principale faiblesse du roman vient de là, de cette dernière partie où tout s'accélère alors que le reste du roman prenait son temps... Ce léger déséquilibre m'a frustrée, davantage que la présence de certains clichés (il faut dire aussi que je suis peu familière de ce genre de littérature!).
Pour le reste, j'ai aimé cette atmosphère savamment distillée de l'angoisse à la terreur, l'obsession de Noemi et de Catalina pour les contes de fées dont elles disent si bien la cruauté (c'est l'une de mes marottes à moi aussi!), j'ai aimé les personnages que j'ai trouvé bien campés, complexes et assez fascinants (bien entendu, j'ai un faible pour Francis, bien sûr, je suis passée par toute la gamme des ressentis possibles pour Virgil. Etonnamment, j'ai beaucoup aimé Noemi -dont je voudrais bien la garde-robe au passage- alors qu'habituellement, ce genre d'héroïne trop parfaite me sort par les yeux. En revanche, pas assez de Catalina et de Howard à mon gout...).
Enfin et surtout, j'ai adoré les sous-textes engagés du roman qui sous couvert de nous offrir une histoire gothique dans la plus pure tradition nous offre une réflexion engagée voire révoltée sur le féminisme d'abord, sur l'eugénisme et le racisme ensuite. Oui, ce sont des sujets graves, des sujets qui fâchent et que je trouve, à titre personnel, particulièrement préoccupants.
"
Mexican Gothic" c'est aussi une histoire de femmes dans un monde encore résolument patriarcal qui peu à peu s'affirment, au risque d'être traitées "d'hystériques" et prennent conscience de leur force, une force dont elles tentent de se servir pour gagner leur liberté et s'affranchir d'une domination parfois malsaine. Il est question de sexualité, d'emprise, de liberté et d'images dans "
Mexican Gothic" qu'on pourrait presque lire comme une fable, une parabole qui en dit long sur une inégalité vieille comme le monde.
Histoire de femmes, histoire de domination... Il y a quelque chose de de la dénonciation de l'entre-soi, presque de la lutte des classes dans cet étrange roman où la pureté du sang revêt tant d'importance... Là encore, le symbole et la parabole ne sont pas loin, ce qui confère une profondeur certaine à cet ouvrage définitivement captivant.
Un "Crimson Peak" de papier, brodé d'or et de brumes.
Vénéneux. Amanite phalloïde.