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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Un roman aux couleurs intenses, dans une ville industrielle des États-Unis des années 40 où dans une petite maison verte, vivent deux enfants noires durant quatre saisons.

Pas de rose ou de dentelle pour ces fillettes qui n'aiment pas les poupées, ces bébés blonds qui ne leur ressemblent pas. Pas beaucoup d'amour parental non plus, une vie aux teintes sombres, avec du rouge, rouge comme les blessures et comme le sang qui s'écoule du corps des petites filles devenues femmes.

On y voit du gris. Gris sont les hommes abrutis par l'alcool, des hommes qui ont été des garçons abandonnés, humiliés, dont l'âme est devenue grise, grise de la violence qui se tourne vers le plus faible plutôt que vers l'oppresseur.

On y trouve du blanc, blanc de la maison des riches, blanc immaculé de la cuisine où Pauline travaille, loin de la noirceur de sa race, une jolie maison entourée de vert, vert comme l'espoir inaccessible, comme les jardins interdits aux gens dont la peau est trop foncée.

Ici, les couleurs de l'arc-en-ciel sont éphémères, le plaisir de la sexualité, qui fait place au devoir pour certaines, à la violence pour d'autres, ou qui devient même un métier pour celles qu'on dit perdues.

On découvre aussi le brun de la peau métisse, source de prestige, comme le bleu des yeux des poupées qu'on admire et qu'on hait, bleu comme le ciel où s'envolent les rêves brisés des petites filles.

Les couleurs de Toni Morrison, prix Nobel de littérature 1993, brossent un tableau réaliste et dense, grâce à une écriture percutante, parfois imagée, mais tout à fait accessible, jamais lourde et grandiloquente…
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Elle est noire, il est blanc. Elle est femme, il est homme. Elle est né au XXème dans l'Ohio, il est né au XIXème au Mississippi. Mais qu'ont-ils en commun me direz-vous ? Ils sont tous les deux Prix Nobels à presque quarante ans d'intervalle. Et son oeuvre à lui (William Faulkner, vous l'avez sans doute deviné) a fait en partie l'objet de son Master of Arts à elle (Toni Morrison, là c'était facile, il suffisait de regarder sur quel livre portait la critique, vous ne faites aucun effort, vraiment...).

Au delà de l'anecdote, il y a bien une vraie filiation littéraire entre ces deux-là. Une filiation thématique parce qu'ils racontent tous les deux l'histoire de l'Amérique et de son peuple noir, de deux points de vue diamétralement opposés et donc si complémentaires. Je dis bien thématique car je n'ai pas trouvé de filiation stylistique, moi qui l'attendais, en grand adepte de ce cher Bill.

Mais c'est encore mieux car évidemment Toni Morrison a le style qui lui convient le mieux, le sien. Je vais attendre pour émettre des généralités sur son style de lire plus qu'un seul de ces livres (et pas le plus connu, oui, ça devient vraiment une habitude) mais j'ai vraiment apprécié l'effet composite de ce roman. le style est totalement au service de l'histoire et surtout de la façon dont elle cherche à mener son récit.

Elle met immédiatement les pieds dans le plat avec un début d'histoire qui nous annonce tout de suite le drame terrible de l'histoire, même si elle reste totalement évasive sur les circonstances. Et elle nous ballade ensuite, au rythme d'une comptine enfantine, entre les différents lieux d'abord, puis entre les différents personnages clés et leur histoire. Elle joue à merveille de la légèreté qu'apportent deux petites filles, à la fois en marge et au centre du récit, et dont les interventions régulières sont si drôles malgré les situations dramatiques qu'elles décrivent parfois.

C'est une autre caractéristique du style de Morrison, parvenir à aborder l'horreur par l'humour. J'ai même eu peur parfois que cela banalise certaines choses horribles qu'elle raconte, mais cela a plutôt l'effet inverse, comme certaines comédies qui virent au drame et qui nous touchent d'autant plus au coeur. Elle est en totale empathie avec tous ces personnages, même les plus ignobles, à qui elle permet de dire leur vérité, même la plus insoutenable.

Elle sait également être juste dans ses indignations. La question du racisme est évidemment au coeur du récit, avec notamment cet oeil le plus bleu dont rêve la petite fille noire pour être enfin la plus belle et devenir celle qu'on regarde et admire. Mais Toni Morrison n'exempte pas les Noirs eux-mêmes de toute responsabilité dans ce racisme intégré, dans les rapports entre Noirs pauvres et Noirs cultivés, entre métisses et peaux plus sombres. Elle apporte le miroir face à chacun de ses personnages, que ce soit pour les forcer à se regarder ou leur offrir un interlocuteur compatissant.

Ma critique est devenue un vrai patchwork, à l'image du récit de l'auteure, nos mots sont forcément influencés par ceux qu'on vient de lire. En espérant que vous ne soyez pas tout de même trop perdus, sachez qu'on aime s'égarer dans les pages de ce roman de la grande Toni Morrison.
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Claudia et Frieda ont la chance d'être soudées, et d'être nées dans une famille qui leur a donné de la force même si la tendresse maternelle venait à manquer. Pecola, elle est née dans la violence et est rejetée par tous pour sa laideur. Alors que Claudia reste fière de qui elle est et méprise les poupées blondes qu'on lui offre, Pecola ne rêve que d'avoir les yeux bleus et de ressembler à Shirley Temple.
Cette année là, les marguerites n'ont pas germées à Lorain, Ohio. Claudia et sa soeur Frieda se demandent si c'est parce que Pecola allait avoir son bébé, le bébé de son père...

Dès les premières pages, le récit regorge de malheur et de violence. Ce roman, le premier écrit par Toni Morrison, aborde déjà les thèmes qui vont articuler son oeuvre. Il dénonce la société américaine ségrégationniste, une société qui décide de la supériorité des Blancs, qui détermine à quoi il faut ressembler pour avoir de la valeur. Et qui pousse les Noirs à la violence et à la folie, folie de ne pas être accepté tout simplement comme un Etre humain.
Tout dans la société tant à montrer à quoi il faut ressembler, comme par exemple le cinéma et ses modèles de stars blanches et blondes. Pour la mère de Pecola qui aimait se coiffer comme Jean Harlow,
"C'était un plaisir simple, mais elle a appris tout ce qu'il fallait aimer et tout ce qu'il fallait haïr" p.130
Les blessures et les vexations sont quotidiennes et entraînent une violence qui doit rester contenue. Comment alors ne pas la déverser sur ses enfants ? Peut-on aimer et faire preuve de tendresse dans l'adversité quotidienne ?
"Les insultes faisaient partie des ennuis de l'existence, comme les poux." p.163

Dans ce contexte où les hommes sont victimes d'insultes et de coups, les femmes sont en plus victimes des hommes.
"Elles étaient entrées dans la vie par la porte de service. Convenables. Tout le monde était en position de leur donner des ordres. Les femmes blanches leur disaient : "Fais ça." Les enfants blancs leur disaient : "viens ici." Les hommes noirs leur disaient : "Allonge-toi." Les seuls dont elles n'avaient pas besoin de recevoir des insultes étaient les enfants noirs et les autres femmes noires." p147
Ainsi que les enfants.
Mais la plus grande violence que j'ai ressentie en lisant ce livre ne vient pas des coups reçus ou portés, elle vient de la négation de l'identité des Noirs. Comment se construire quand tout nous porte à croire que nous ne valons rien ? Comment vivre en rêvant d'être quelqu'un d'autre ? Même si ce roman parle de la situation aux Etats-Unis dans les années 1940, ces questionnements sont universels et peuvent concerner tous les laissés pour compte encore aujourd'hui.
Enfin, l'écriture de Toni Morrison est très belle et poétique. Ce qui rends le roman encore plus fort car ses mots nous touchent et nous font ressentir, percevoir toute la violence dépeinte.
Lien : http://mumuzbooks.blogspot.f..
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Non... toutes les choses ne sont pas réglées, et pas seulement au pays de l'oncle Sam.
L'esclavage, au delà de l'horreur qu'il a fait vivre aux chairs, imposant la dépossession des corps, à créer un traumatisme extrêmement profond dans les âmes, et cela durant des générations.
Il ne suffit pas que cela cesse pour que tout soit réglé.
Il en est pour l'esclavage et il en est de même pour le colonialisme.
Pour toute forme de société instaurant la suprématie d'une race, d'une ethnie, d'une religion sur d' autres.
Déculturer totalement des peuples, imposer l'amnésie de plusieurs cultures, de civilisations, anéantir tout repère. Quelles en furent les conséquences? Quelles en sont également leur survivance ?
Comment vivre lorsqu'on se voit imposer comme mètre étalon la race, la culture ou la religion qui vous oppresse, vous possède, vous décervelle ? Comment y survivre ?
De ces états de faits surgissent de multiples syndromes traumatiques et post traumatiques qui s'inscrivent profondément et pour très longtemps dans toute la société.
Mais de cette mémoire peu de choses nous parviennent pour finir aujourd'hui.
La culture américaine montre en ce 21e siècle un visage multi racial. Mais l'Amérique tellement friande de revivre et de faire revivre au monde entier ses guerres, ne parle étrangement presque jamais de l'esclavage. du moins très peu d'écho nous parviennent. Quoique les productions cinématographiques américaines sur le sujet soit bien plus nombreuses que celles des français. Ainsi, le tout premier film français sur l'esclavage est il "La montagne est verte" documentaire de Jean Lehérissey tourné en 1950 à Paris et en Martinique sur le rôle de Victor Schoelcher et des esclaves à la libération.Voilà qui est bien tardif pour le pays de l'Abbé Grégoire et pour la patrie de la déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen...
Un fait acquis, peut être, mais non réglé.
Et les derniers évènements qui ont eu lieu en cet été 2014 au USA nous le montre bien. Il y a toujours un problème racial aux USA. Comme il existe encore et toujours un problème racial dans tous les pays qui furent colonialistes ou esclavagistes. Il en va des USA comme de l'Europe et dans bien d'autres pays du globe. Afrique, Australie, Asie, aucun continent n'y échappe.
Pour comprendre l'échelle du tsunami que provoquèrent ces crimes, car l'esclavage mais également le colonialisme furent des crimes contre l'humanité, il faut des mots comme ceux de Toni Morrison.
Pour comprendre ce que le fait d'oppresser, à ce point, un groupe d'hommes sans jamais lui laisser d'échappatoire, aucun moyen de contestation, de rébellion, sans jamais lui permettre de se « décharger » de l'oppression, peut provoquer à l'intérieur du groupe opprimé, il faut que les histoires soient exprimées comme ici avec le talent, la délicatesse, l'honnêteté que montre Toni Morrison. Pour comprendre la survivance des spectres et fantômes qui hantent encore de nos jours les esprits il faut ces mots là.
La pression, la tension ne pouvant être émise vers l'extérieure, c'est à l'intérieur que se retourne la décharge. Que ce soit en soi ou à l'encontre des membres du groupe. La couleur même de sa propre peau peut devenir insupportable, comme une tache indélébile que le mauvais sort s'acharne à vous donner. On en vient parfois à se haïr soi même, à mépriser même son propre frère, et même jusqu'à maltraiter ses propres enfants.
Des petites filles rêvent de cheveux blonds et de regard bleu, la seule image de princesse qu'une société autorise à vénérer. D'autres brisent les poupées qui leur renvoient la négation de ce qu'elles sont.
Il faut le langage de Toni Morrison pour entrer dans l'esprit traumatisé.
Lorsque l'enfant noir se regarde à travers le prisme du miroir des blancs sa vision est difforme, déformée. Comment construire et se reconstruire lorsque la réalité vous échappe, vous qui ne pouvez de nul part vous échapper ? Comment retrouver son image, comment apprendre à l'aimer?
Pour comprendre un peu mieux ce que l'Amérique ne montre pas, ne dit pas, ce à quoi elle n'a pas totalement fait face, il y a les livres de Toni Morrison. Paroles toujours justes, sans aucun manichéisme, et pleines d'une terrible et profonde humaine vérité.

Astrid Shriqui Garain

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Pourquoi ne l'ai-je pas lu plus tôt ?
Comment ai-je bien pu me débrouiller pour découvrir si tard une telle auteure ?

Au travers de destin de trois fillettes noires, dans l'Ohio des années 40, j'ai découvert l'écriture sensible, engagée et audacieuse de Toni Morrison.
Il s'agit là de son premier roman, qui, au prisme du regard de ces trois enfants, porte sur les conditions de vie des afro-américains, sur la conditions des femmes noires, sur la violence exercée par la société jusqu'au sein de la cellule familiale.

C'est un roman sans concession sur l'innocence perdue, troublant à l'extrême car l'enfance, décrite le temps d'une année à quatre saisons, est comme fatidiquement liée à la violence. Il est difficilement soutenable de lire cette association, mais pour autant la plume de Toni Morrison n'est jamais accusatrice ou emplie de pathos. Elle dénonce ainsi l'injustice, la misère, les normes sociales de l'époque ; elle souligne les conditions de vie de ces enfants abandonnés à eux-même, en manque de repères et de soutiens parentaux. Mais elle s'attache également à raconter l'enfance de ces adultes perdus, ce qu'ils ont eux-mêmes subis et l'engrenage de la reproduction de la violence.

Derrière la résignation des uns et des autres face à leur destin, il y a Claudia, cette petite fille chez qui on sent naitre le refus d'un avenir prédéterminé. Elle n'aime pas plus les poupées blondes que Shirley Temple. La destinée funeste de son amie Pecola sèmera en elle les graines d'une contestation de l'ordre établi, une lueur d'espoir dans un univers bien sombre.

Un livre-révélation
l'absence de parentalité
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Même si ce premier roman de Toni Morrison évoque la situation des Afro-Américains dans les années 40, la question de l'identité noire et la négation de cette identité reste toujours une question d'actualité.
L'auteure met l'accent sur la construction de soi alors même que l'image que l'on a de soi est constamment devalorisée dans le regard de l'autre. Comment se construire devant cet oeil bleu qui juge et qui méprise ? Comment vivre en rêvant d'être blanc, blond aux yeux clairs parce que tout est tellement plus facile avec ces attributs. Comment la population noire a-t-elle pu à ce point intérioriser les normes de beauté raciste, vouloir se coiffer comme Jean Harlow et idolâtrer les poupées blondes aux yeux bleus.

Toni Morrison examine plus spécifiquement la condition des femmes. A force de blessures et de vexations, les femmes noires sont soumises à une forme de schizophrénie. Pour pouvoir travailler dans les familles blanches, elles doivent impérativement contenir leur colère, se montrer maternelles avec les enfants, prendre soin des jolies choses, préparer des repas savoureux, être dévouées pour le bien-être des employeurs.
De retour chez elles, dans la laideur du quotidien, elles ont le choix entre la colère et la folie.
Pauline Breedlove, la mère de Pecola, incarne cette contradiction qui lui fait préférer sa vie de domestique à sa vie de femme et de mère.
« Elles étaient entrées dans la vie par la porte de service. Convenables. Tout le monde était en position de leur donner des ordres. Les femmes blanches leur disaient : « Fais ça. » Les enfants blancs leur disaient : « Viens ici. » Les hommes noirs leur disaient : « Allonge-toi. » Les seuls dont elles n'avaient pas besoin de recevoir des insultes étaient les enfants noirs et les autres femmes noires. »

Dès le début du roman, l'auteure choisit la référence à la comptine de Dick et Jane – une série illustrée de livres sur une famille blanche de la classe moyenne, souvent utilisée pour apprendre aux enfants à lire dans les années 1940 –pour révéler le négatif de la photographie. Dans la vie d'une famille noire, il y a de vieilles masures, des pères alcooliques, violents et incestueux, des mères qui battent leurs enfants et des enfants qui rêvent d'avoir les yeux bleus pour avoir le droit d'entrer dans la comptine.

Mais il y a aussi Claudia, la petite narratrice noire, qui déteste Shirley Temple, déchiquette les poupées blondes et pourrait être la voix de Toni Morrison : " Nous nous sentions bien dans notre peau, ce que nos sens nous faisaient découvrir nous réjouissait, nous admirions notre crasse, nous cultivions nos cicatrices, et nous ne pouvions comprendre cette indignité."
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Magnifique.
c'est une lecture lente, sombre, dure.
Tristesse, petitesse des personnages, antipathiques, désespérés.
Un univers chaotique sans espoir.

C'est l'Amérique des années 50-60 à travers des personnages d'une négative banalité, des parcours dont on se dit "mais pourquoi écrire un livre sur des gens aussi antipathiques, qui pousse aussi peu à s'en attacher !?"

Et malgré cela on ne peut pas s'empêcher de lire, de vivre, d'écouter les voix qui nous content ces histoires. Tour à tour narrateur, "je" des personnage, "il" du regard exterieur; c'est déroutant.
Mais c'est tellement bien écrit, on a envie toutes les 5 pages de passer un long passage au surligneur tellement les choses sont dites de belles manière, et qu'on voudrait s'en souvenir pour pouvoir balancer ces phrases au coeur d'une conversation, pour se donner des accents de sagesse.

Cholly, Pauline, Peccola, Frieda, Soaphead Church, ... impossible de les aimer ni de les détester vraiment. Impossible de s'arrêter de rentrer dans leur histoire.

On avance,on avance à l'aveugle avec une histoire batit comme un puzzle énervant, on ne sait pas où on va. Puis on lit les dernières pages, là on pense "P.@#%@##$ de B.##@ùù@# de M.##@@%$ !! CE BOUQUIN EST GÉNIAL!"

C'est fou comme un livre écrit aux US, par une femme, dans les années 50, peut éveiller autant de choses communes dans la tête d'un africain d'Europe des années 2010.
La quête de "l'oeil le plus bleu" continu de sourdre dans les esprits des afro du monde. Toujours camouflée derrière des effets de mode; perruques blondes, décapage des peaux noires, lentilles vertes, ...

J'ai rarement lu livre plus déprimant. J'ai rarement été aussi touché par une lecture.
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Lorsqu'une grande dame des lettres Américaines s'éteint, prix Nobel de littérature de surcroit, on en parle. Les émissions de radios à son sujet pleuvent, on ressort les vieilles interviews, les anciens entretiens réalisés en de multiples langues dans des appartements tous plus somptueux les uns que les autres, on réédite ses chefs-d'oeuvre, on recouvre les devantures des librairies de ses plus prestigieux romans, et nos coeurs se souviennent de son talent et de sa puissance.

Et aussi triste ce décès soit-il, et si grand soit le vide qu'il laisse dans le paysage littéraire américain, il correspond pour moi à la naissance d'une étoile au sein de mon petit ciel romanesque personnel. Une belle étoile, dont je ne connais à l'heure actuelle qu'un infime morceau, mais que je me réjouis de faire mienne, et qui, je le sais, ne cessera de briller au dessus de mon front.

Car, que la honte s'abatte sur moi, les puissances culturelles et l'industrie du livre toutes à la fois, je ne découvre que maintenant l'immense femme que fut Toni Morrison et l'ampleur de son oeuvre. Sans le vouloir, sans le savoir, j'étais passée à côté de Beloved, j'avais ignoré le Chant de Salomon et avais soigneusement boudé Paradis.
Mais sans doute que les plus grands connaisseurs de son oeuvre suivis de près par les nombreux élus qui peuvent compter au moins un de ses romans dans leur panthéon personnel, me trouvent chanceuse : j'ai devant moi l'espoir d'innombrables heures de lecture plus intenses les unes que les autres, la perspective d'immenses joies littéraires et d'infinis bouleversements.

Les chefs-d'oeuvre se repèrent de loin. Leurs titres, délicieux, sont couverts d'une aura dont ils ne sauront se départir avec le temps, les commentaires à leurs sujets n'ont cessé de pleuvoir et sont (toujours aujourd'hui, intemporels) dithyrambiques, et les libraires en nous les confiant à la caisse lèvent les yeux et nous regardent d'un air entendu. Peut-être même que ces romans ont une odeur différente, qui sait ? Il faudrait faire une étude là-dessus.

Quoiqu'il en soit, quelle qu'en soit son odeur, L'oeil le plus bleu, premier roman de Toni Morrison, est un chef-d'oeuvre. Un roman qui subjugue sur le moment et continue de hanter les heures puis les années passant. Il est aujourd'hui étudié dans toutes les écoles américaines, il peuple les imaginaires de toutes les petites filles noires et blanches du pays et émeut les puissants de ce monde. Il donne à voir, en germe (et encore, des « germes » comme ceux-là, on en veut bien tous les jours !), tous les thèmes essentiels de l'oeuvre de Toni Morrison : la misère inéluctable de la condition noire, les rapports mère-fille, l'oppression sexuelle, la soif d'amour, la mort des enfants, le désir de justice, l'insoumission et la folie.

L'oeil le plus bleu est un premier roman saisissant, vibrant de douleur et de révolte. A Lorain, dans l'Ohio des années 40, Claudia et Pecola, deux fillettes noires grandissent côte à côte. La première déteste les poupées blondes (et par extension les fillettes blanches) modèles imposés de perfection qui lui rappellent combien sa haine est légitime. La seconde idolâtre Shirley Temple et rêve d'avoir les yeux bleus. Pour qu'une fois, une seule fois, on la regarde. Avec amour et attendrissement.
Mais face à la dure réalité d'une Amérique Blanche, le rêve de beauté d'une petite fille est un leurre qui ne cède le pas qu'au fantasme et à la folie.

Avec elles, Toni Morrison nous entraine sur les pas de Pauline, Cholly, Soaphead et Frieda. Elle dresse le portrait sans concession d'une Amérique terriblement violente pour les noirs en général et les petites filles noires en particulier. Une image au vitriol, dans laquelle le racisme tient la première place. Il est partout, s'immisce dans chaque recoin, dans le regard des blancs, dans le dédain des juifs, dans le coeur des noirs. Il peuple les imaginaires des petites filles de couleur qui se trouvent laides, indésirables, non-aimables. Comment après tout pourraient-elles s'aimer si, dès leur plus jeune âge, la seule figure positive était celle de la petite Shirley Temple, celle pour laquelle toute l'Amérique se damnait, si blonde, si propre ? Les poupées que les parents offraient, malgré les meilleures intentions du monde, n'étaient qu'une succession de coups de poignard portés à leur estime. Comment aimer ces petites personnes crasseuses, trainant dans les arrière-cours de maisons minuscules alors que partout, des Daisy et des Shirley couraient, cheveux au vent, dans leurs robes de mousseline odorante, sur de verts gazons immaculés ? Comment ne pas en concevoir une haine immense ? Une colère inextinguible ?

A cette violence s'ajoute les blessures et les vexations quotidiennes. Les insultes et les coups qui pleuvent et jamais ne s'arrêtent. Parfois, c'est encore pire. Parfois, le viol est porté comme le coup suprême. le seul capable de détruire, d'anéantir et de faire sombrer dans la folie.

Toni Morrison nous prend à la gorge. Toute cette colère exprimée, c'est la sienne. Toute cette violence, c'est celle qu'elle porte depuis toujours et celle contre laquelle elle se bat. Son écriture est percutante, incisive, nerveuse. Sa langue est d'une intensité rare. D'un coup de poing dans les côtes, elle nous coupe le souffle avant de nous forcer à regarder la vérité en face. Elle le fait d'autant mieux qu'elle se blottit avec talent dans le corps et l'esprit de ces gamines, rendant cette réalité encore plus palpable.

Bien qu'extrêmement court et se lisant avidement, en quelques heures, ce roman est incroyablement dense. A plusieurs reprises, j'ai dû relever le nez de ses pages pour souffler un moment, avant de m'empresser de baisser à nouveau les yeux, posant un regard admiratif et inquiet sur cet objet que je tenais entre les mains.

Le propos est dur. le roman est beau. Il est puissant et terrifiant de justesse. Ses dernières pages nous laissent à terre, un ultime coup de poing. Et si nous avons su nous relever des innombrables soufflets que nous avons reçus au cours de notre lecture, de ce dernier, nous ne nous remettrons pas. Comme Pecola.

Par le prisme d'une écriture sensible et poétique, Toni Morrison nous interroge, nous déstabilise et nous heurte en dévoilant l'envers d'un décors que nous croyions connaître. Elle nous parle d'un monde d'une violence indicible avec des mots qui méritent, outre un prix Nobel, une reconnaissance éternelle.
Lien : https://www.mespetiteschroni..
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L'écriture est magnifique et très originale. Des images invoquées que je n'avais encore jamais lu, tellement vivantes !

En quelques pages, l'auteure fait revivre la ville de Lorain et ses habitants. Rien ne nous est dissimulé : les violences physiques, les viols, la discrimination, les injures...C'est toute une époque qui est ressuscitée sous nos yeux.

Je me suis attachée très vite à Pecola, pour sa fragilité et la dureté avec laquelle la vie et les humains la frappe, et Claudia pour sa rage qui sommeille en elle et surgit à certains moments. On découvre l'histoire de nombreux personnages secondaires ce qui donne une amplitude incroyable à toute la narration.

Nous voyons à quel point le monde était dur et terrifiant à cette époque pour ces petites filles, elles ne pouvaient avoir confiance en personne, ne devaient compter que sur elle pour s'en sortir et à qui rien n'était épargné.

Un premier roman sublime
Lien : https://www.labullederealita..
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Dans ce premier roman déchirant, Toni Morrison raconte l'histoire de Pecola, l'enfant qui rêvait d'avoir les yeux bleus. Pour être belle, enfin, pour que la laideur, la violence, la souffrance la quittent pour toujours, Pecola prie. Pourvu que le dégoût qu'elle voit dans le regard des autres disparaisse. Mais ses prières ne sont pas exaucées, et Toni Morrison explore, dans une langue déjà poétique et puissante, le récit de cette enfant condamnée parce que noire, que la magie des graines plantées par ses petites voisines ne réussiront pas à sauver. Un coup de poing, une première oeuvre implacable à la construction impressionnante.
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