Après la douche, nous attendions debout dans le vestibule. Une fois nus, avec nos silhouettes déformées et pelées, nous avions l'air d'être du bétail de rebut. Personne n'avait honte. De quoi avoir honte, quand on n'a plus de corps. Mais c'était à cause de ce dernier que nous étions au camp, pour des travaux physiques. Moins on avait de corps, plus on était puni par lui. Cette dépouille appartenait aux Russes. (p. 277)
Et tous les jours, j'espère que ce lait frais va durer un mois entier et me protéger. Même si je n'ose pas trop le dire, j'espère qu'il est le frère inconnu de mon mouchoir blanc. Et le vœu fluide de ma grand-mère. Je sais que tu reviendras.
Que dire de la faim quand elle est chronique. On peut dire qu'il y a une faim qui fait souffrir de la faim. Elle s'ajoute, encore plus affamée, à celle que l'on avait déjà. Cette faim toujours nouvelle croît de façon insatiable et, d'u bond, se coule dans l'éternelle faim qu'on s'évertue à tromper. Comment errer de par le monde quand on a plus rien à dire de soi, sinon qu'on a faim.
J'avais remis les pieds à la maison depuis plusieurs mois, et personne ne savait ce que j'avais vu. Personne ne me le demandait. Pour pouvoir raconter quelque chose, il faut d'abord s'en dessaisir. J'étais content qu'on ne me pose pas de questions, mais en secret j'étais vexé. (p. 318)
C'est que moi, je tente toujours de me persuader que je n'ai guère de sentiments. Si je prends une chose à coeur, elle ne m'affecte pas outre mesure. Je ne pleure presque jamais. Loin d'être plus fort que les larmoyants, je suis plus faible qu'eux. Ils ont de l'audace, eux. Quand on n'a que la peau sur les os, c'est courageux d'avoir des sentiments. Je préfère être lâche. La différence est minime : ma force me sert à ne pas pleurer. (p. 221-222)
"Hormis la faim, dans la tête de l'homme, il n'y a guère que le mal du pays qui ait la rapidité du ciment."
Si le camp m'a laissé repartir, c'est à seule fin de créer la distance voulue, de s'amplifier dans ma tête.
Puis l'épuisement nous tombe dessus, comme un coup sur la tête. Une fois lasse, la fierté rend triste. Étrillée, elle se rabougrit jusqu'à la fois suivante.
Je n'ai jamais été aussi résolument contre la mort que durant ces cinq années de camp. Pour être contre le mort, on n'a pas besoin d'avoir une vie à soi, il suffit d'en avoir une qui ne soit pas tout à fait terminée.
La tendresse monstrueuse est autre que la cruauté délibérée ; elle s'empêtre dans une culpabilité plus profonde et plus longue.