"La plupart des gens, on ne les connaissait que pour les avoir vus à l'appel ou à la cantine. Je savais déjà que beaucoup avaient disparu. Mais s'ils n'étaient pas tombés à la renverse sous mes yeux, je ne les considérais pas comme morts."
Dépouiller un mort est notre façon de le pleurer.
Sur la route défoncée, le Lancia brinquebalait avec un bruit de ferraille en longeant des fermes éparses. Presque toutes étaient pleines d’orties montant jusqu’à la taille, et au milieu, sur des cadres de lits en fer, des poules blanches étaient posées, aussi maigres que des nuages déchiquetés. Comme disait ma grand-mère, les orties ne poussent que là où vivent les gens, et la bardane, seulement près des moutons.
Dans ces fermes, je ne voyais jamais personne. Je voulais voir des gens qui ne vivaient pas au camp, qui avaient une maison à eux, un enclos, une cour, une pièce avec un tapis, peut-être mettre même une tapette pour le battre. Là où on bat des tapis, me disais-je, on peut croire à la paix, la vie est celle des civils, et on leur fiche la paix à tous les sens du terme.
Lors du tout premier trajet avec Kobelian, j’avais vu une barre à battre les tapis, dans une cour. Elle avait un rouleau pour déplacer les tapis, et elle était posée à côté d’un grand broc émaillé qui avait tout d’un cygne avec son bec, son cou gracile et son ventre lourd. C’était si beau qu’à chaque trajet, même dans l’inanité du vent, au beau milieu de la steppe, je cherchais une barre à tapis. Je n’en ai plus jamais revu, ni de cygne.
Derrière les fermes des faubourgs commençait une petite ville aux maisons jaune ocre dont les ornements de stuc qui étaient effrités et les toitures en tôle toutes rouillées. Des rails de tramway se cachaient entre les restes d’asphalte. Sur les rails passaient de temps à autre des chevaux et des chariots à deux roues venant de la boulangerie industrielle. Tous étaient recouverts d’une toile blanche, comme la charrette à bras qui passait au camp. Là, au vu des chevaux décharnés, je me disais qu’en fait de pain il y avait peut-être sous le tissu des gens morts de faim.
Parfois, les choses se mettent à avoir une délicatesse monstrueuse à laquelle on ne s'attendait pas.
Tout le monde était éméché, tantôt par la boisson, tantôt par l'incertitude, ou les deux à la fois.
Le silence, tout le monde l'aurait gardé, sauf la neige, dit Trudi Pelikan. C'était cette neige épaisse qui était la principale fautive : elle était tombée sur la ville, l'air de connaître l'endroit, en faisant comme chez elle. Dire qu'elle avait tout de suite été à la botte des russes. Si je suis ici, c'est à cause de cette trahison de la neige, fit Trudi Pelikan.
Par tous les temps, froid glacial ou chaleur torride, nous passions des soirées entières au garde-à-vous. Seuls les poux avaient le droit de bouger sur nous.
Je voulais quitter ma petite ville, ce dé à coudre où toutes les pierres avaient des yeux.
Il est une loi intérieure, et je ne le savais que trop, qui vous interdit de vous mettre à pleurer quand on a trop de raisons de le faire. Je me persuadai que ces larmes étaient dues au froid, et je me crus.
Pelleter, c’est dur. Être obligé de pelleter et de ne pas en être capable, c’est une chose. Avoir envie de pelleter et de ne pas en être capable est doublement désespérant ; la courbature est alors la courbette qu’on fait devant le charbon. Je n’ai pas peur de pelleter, j’ai peur de moi. Peur, en pelletant, de penser à autre chose. Ça m’est arrivé, les premiers temps, et ça mine les forces dont on a besoin pour pelleter. Dès que je ne suis pas à mon affaire, la pelle en cœur s’en aperçoit. Une panique gracile me serre la gorge. Dans mes tempes bat une cadence à deux temps, dépouillée. Elle se précipite sur mon cou comme une meute de klaxons. Je suis à deux doigts de m’effondrer, ma luette enfle dans mon palais sucré. L’ange de la faim se suspend tout entier dans ma bouche, au voile du palais. C’est sa balance. Il prend mes yeux pour voir, et la pelle en cœur a le tournis, le charbon devient flou. L’ange de la faim me presse les joues contre son menton. Il bouscule mon souffle. La bascule du souffle est un délire, et quel délire. Je lève les yeux : là-haut, ouate silencieuse de l’été, broderie des nuages. Épinglé au ciel, mon cerveau frémit, n’ayant plus que ce point fixe. Celui des divagations sur la nourriture. Je vois déjà en l’air des tables aux nappes blanches, et la pierraille crisse sous mes pieds. Le soleil clair me perce l’ épiphyse. L’ange de la faim regarde sa balance et dit :
– Tu n’es pas encore assez léger, pourquoi ne pas lâcher prise…