Deux tomes, plus de mille pages qui s'avalent comme du petit lait, et un enchantement franc et continu, cela avec trois-quatre personnages réels et d'autres plus abstraits, tous marqués par une perception fine de leurs dispositions et auxquels on s'attache sans vouloir jamais les quitter.
Il y a tout d'abord le narrateur, un peu plus de la trentaine, peintre dont l'approche de l'art est subtile, profonde, originale, très détaillée dans le texte, le narrateur donc qui plutôt que de se donner à la Création avec son lot d'incertitudes, de flottements, de tourments, fait des portraits rémunérateurs, mais d'une grande finesse et qui semblent s'animer, s'incarner sous nos yeux. La femme du narrateur vient de le quitter pour un autre après six ans de vie commune. Il vit dans une maison isolée dans une montagne, et donne des cours de peinture dans la ville voisine d'Odawara.
Il y a ensuite Menshiki, le voisin désoeuvré mais toujours occupé, un homme riche à la curieuse chevelure blanche, qui ne roule qu'en Jaguar et vit dans une vaste maison moderne en face de celle du narrateur, séparée d'elle par une vallée. C'est un homme charmant, mystérieux, au passé trouble, qui observe à la jumelle une fillette dont il pense être peut-être le père.
Cette fille, c'est Marié, treize ans, mutique quand elle ne veut pas parler, sélective dans ses affinités, intuitive et intelligente. Une personnalité déjà ! Qui tient la dragée haute à Menshiki. Sa mère, morte piquée par une guêpe, fut la maîtresse de ce dernier. Tout comme le narrateur avec qui se crée une relation complice, elle a accès à l'irrationnel.
Elle disparaît un jour, amenant le narrateur à plonger dans un parcours fantastique, irréel, symbolique, largement souterrain, pour la retrouver. Il faillira y laisser sa vie et échouera à retrouver Marié qui réapparaîtra d'elle-même.
Tomohiko Amada est un vieux peintre célèbre qui finit ses jours dans une maison de retraite spécialisée dans les troubles cognitifs, type Alzheimer. Il a habité la maison où vit le narrateur et y a laissé un tableau fascinant, peint dans sa période nihonga (traditionnelle japonaise) qui retrace un épisode du drame tiré du Don Giovanni de Mozart,
le meurtre du Commandeur. La vie de Tomohiko Amada, qui a passé sa jeunesse à Vienne pendant l'Anchluss, n'est pas limpide et le narrateur n'a de cesse de la scruter pour comprendre le mystère de ce tableau génial.
Le Commandeur du tableau est un personnage du roman ! Haut de soixante centimètres, d'apparence telle que sur le tableau (d'où il ne disparaît jamais), s'exprimant en multipliant des adverbes redondants, il apparaît au narrateur (exclusivement) de façon toujours opportune, pour l'informer et le conseiller. C'est quelqu'un de bienveillant, drôle, éthéré, mi-bouffon mi-sage, un feu follet dans cette saga de défoncés. Ou un Deus ex machina, là pour dénouer des situations complexes et faire avancer l'action. Sa nature ? Il dit être une Idée !
La fosse, enfin, deux mètres de diamètre, trois mètres de profondeur,
des parois lisses qu'on ne peut escalader, donc impossible d'en sortir sans aide quand on y est. le narrateur et Menshiki l'ont mise à jour parce qu'un son semblait venir de là, ils y ont trouvé une clochette et rien d'autre. On n'éclaircira pas l'énigme de la clochette ni de la fosse, et tant pis. le récit égrène ainsi quelques situations qui gardent leur mystère, sans créer de frustration majeure chez le lecteur.
Ainsi se déroule ce roman entre situations inconsistantes du quotidien et envolées surnaturelles, au sein desquelles se glissent quelques considérations parfois laborieuses sur cette curieuse Idée (avec une majuscule) incarnée dans le personnage du Commandeur.
Le narrateur est un personnage ouvert, flegmatique parfois, sa rationalité est mise à l'épreuve, prix à payer pour dénouer les énigmes qui le cernent ou maintenir sa relation privilégiée avec Marié.
Menshiki, intelligent, volontaire, pose sa rondeur relationnelle devant un seul objectif : capter l'attention de Marié, après avoir manigancé un vaste système pour s'en approcher et l'épier à tout moment. Saura-t-il un jour s'il est le père de Marié ? Peu lui importe, semble-t-il...
Marié concentre le mystère d'une adolescente de treize ans, sauvage, fermée, qui choisit son confident, le narrateur, mais est animée par la tentation de percer les secrets de Menshiki.
Murakami pourrait irriter par moments quand il s'enlise dans une fadeur apparente du récit. Disons plutôt qu'il s'y complaît, s'en délecte, et sait que la fable envoûtante qu'il écrit passionne, emporte, enivre, à la fois consistante et féerique, réelle et irréelle. Murakami efface les limites entre les deux mondes, et qu'il le fasse par faiblesse, par inertie, par facilité, ne l'empêche pas d'évoquer par petites touches, des moments honteux de l'Histoire, la réalité du monde contemporain nippon, enfin la psychologie des êtres. Un Japonais moderne, quoi !
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